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HÉLOÏSE.

vitate tam dictaminis quàm cantils sæpiùs frequentata tuum in ore omnium nomen incessanter tenebant, ut etiam illiteratos melodiæ dulcedo tuî non sineret immemores esse. Atque hinc maximè in amorem tuî feminæ suspirabant. Et cùm horum pars maxima carminum nostros decantaret amores, multis me regionibus brevi tempore nunciavit [1], et multarum in me feminarum accendit invidiam. Si le roman de la Rose eût été l’ouvrage d’Abélard, et s’il y eût fait le portrait de son Héloïse sous le nom de Beauté, elle n’eût eu garde de s’en taire, et c’était ici le lieu de le dire : ainsi, quand nous ne saurions pas que ce roman fut composé cent ans après Abélard, nous pourrions apprendre du silence d’Héloïse, que l’on n’a point eu raison d’attribuer ce roman à Abélard dans le petit livre que j’ai cité plusieurs fois [2]. Encore moins a-t-on eu raison de faire débiter cela par Héloïse, dans la traduction de sa lettre. Mais reprenons notre sujet. On ne croirait pas, si l’on en jugeait sans l’expérience, que des vers, des lettres, des chansons, eussent la vertu de tant avancer les affaires d’un amant[3] ; mais voici un témoin là-dessus qui en vaut mille. Aujourd’hui les beaux esprits se plaignent que leurs drogues ne font plus le même effet que du temps de nos ancêtres. Les temps sont changés, je l’avoue, mais non pas entièrement. Voyez les nouvelles lettres contre le Calvinisme de Maimbourg[4]. Au reste, ce qu’Héloïse témoigne touchant la faiblesse des personnes de son sexe envers Abélard, est confirmé par un certain prieur, nommé Foulques, dont il faut voir l’article.

(G) La médisance…. enfin... parvint jusqu’aux oreilles de l’oncle. ] Cet enfin paraît d’abord un peu étrange ; mais ceux qui savent le monde n’ignorent pas qu’en ces sortes d’occasions les plus intéressés à une nouvelle sont les derniers à l’apprendre. Abélard cite là-dessus un bon passage d’une lettre de saint Jerôme à Sabinien[5]. Solemus mala domûs nostræ scire novissimi, ac liberorum ac conjugum vitia vicinis canentibus ignorare. On chante dans le voisinage les désordres de nos femmes et de nos enfans lorsque nous ne savons rien encore de ces déréglemens ; mais nous les apprenons enfin, et il n’est pas possible qu’un seul ignore ce que tous les autres savent : Sed quod novissimè scitur, utique sciri [6] quandoque contingit, et quod omnes deprehendunt non est facile unum latere. Saint Jérôme, dans un autre lieu, a confirmé sa maxime par deux grands exemples : le premier est celui de Sylla, et le second celui de Pompée. On chantait dans Athènes les galanteries de Metella, femme de Sylla, avant que le mari eût rien su de ces désordres. Les injures des Athéniens à qui il faisait la guerre lui en apprirent le premier bruit. Les galanteries de Mucia, femme de Pompée, étaient si publiques, que chacun s’imaginait qu’il ne les ignorait pas. Il n’en savait rien néanmoins, lorsqu’un homme qui servait dans son armée lui en parla. L. Syllæ (felicis si non habuisset uxorem) Metella conjux palùm erat impudica, et (quia novissimi mala nostra discimus) id Athenis cantabatur et Sylla ignorabat, secretaque domûs suæ primum hostium convicio didicit. Cn. Pompeio Muciam uxorem impudicam quam Pontici spadones et Mithridaticæ ambiebant catervæ, cùm cum putarent cæteri scientem pati, indicavit in expeditione commilito, et victorem totius orbis tristi nuncio consternavit[7]. On pouvait ajouter pour troisième exemple l’empereur Claude, qui ne savait rien des infamies de Messaline[8], lorsque tout le monde savait qu’elle s’était prostituée dans les lieux publics, et qu’elle y avait mené plusieurs dames, et que,

  1. Voici ce qu’elle dit dans la page 48. Cùm me ad temporales olim voluptates expeteres crebris me epistolis visitabas, frequenti carmine tuam in ore omnium Heloissam ponebas : me plateæ omnes, me domus singulæ resonabant.
  2. Histoire d’Héloïse et d’Abélard, imprimée à la Haye, en 1693.
  3. Voyez Ovide, de Arte amandi, lib. III, pag. 205.
  4. Pag. 590 et suiv., et pag. 746 et suiv.
  5. Ex tom. I, epist. XLVIII.
  6. Ces paroles sont citées dans l’édition d’Abélard, comme la suite de ce que j’ai déja cité de la lettre de saint Jérôme à Sabinien ; mais elles ne se trouvent point dans cette lettre.
  7. D. Hieronym., advers. Jovinian.
  8. Dio Cassius, lib. IX. Juvenal, sat. X, vs. 342, a dit là-dessus,

    Dedecus ille domus sciet ultimus.