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ÈVE.

cet arbre leur devait ouvrir les yeux : Adam devait s’apercevoir de la beauté de sa femme, à laquelle il ne faisait point d’attention, trop occupé qu’il était aux choses intellectuelles ; et ils devaient considérer l’un et l’autre les parties destinées aux fonctions du mariage. En conséquence de quoi ils devaient produire d’autres hommes, et devenir semblables à Dieu dans la puissance de faire de nouveaux êtres. Se peut-il voir une impiété plus hardie que celle qu’on trouve dans Abarbanel [1] ; c’est que Dieu, par jalousie contre l’homme, et pour être le seul qui produisit, lui fit défense de manger de l’arbre qui donnait la force d’engendrer ? Les rabbins appliquent à cela le proverbe Figulus figulo invidet, faber fabro, et il y en a qui soutiennent [2] qu’Adam fit fort bien de manger du fruit défendu, parce que sans cela l’homme aurait été comme une bête, ne discernant point le bien et le mal, et qu’il n’aurait eu que la parole pardessus la bête. Le savant Maimonide a réfuté cette extravagance. Il semble que ces gens-là aient cru que la machine d’Adam et d’Ève était tellement construite, qu’elle avait besoin que les parties spiritueuses du fruit défendu y débouchassent quelques obstructions, faute de quoi ils auraient été toujours insensibles et impuissans, comme ceux dont le titre de frigidis et maleficiatis fait mention.

(D) On a débité qu’elle accouchait.….… chaque fois d’un garçon et d’une fille. ] Il y a des gens qui ont cru que Caïn et Abel étaient frères jumeaux ; mais on peut aisément prouver le contraire par la narration de Moïse. Aussi n’est-ce point le sentiment le plus commun. On aime mieux supposer qu’il naissait un fils et une fille à chaque accouchement, et puis on suppose que celle qui était née avec Caïn épousa Abel, et que celle qui était née avec Abel épousa Caïn, et ainsi des autres [3]. On prétend affaiblir par-là l’inceste autant qu’il se pouvait affaiblir. Mais il n’était pas nécessaire pour cela, ni pour aucune autre raison, que les jumeaux fussent de différent sexe ; car si Ève avait accouché la première fois de deux garçons, et la seconde fois de deux filles, les mariages auraient pu se faire aussitôt, et sans un plus grand inceste que dans l’autre supposition. Quoi qu’il en soit, le sentiment le plus ordinaire porte qu’il naissait un fils avec une fille : et l’on s’est même mêlé de nous apprendre comment s’appelaient les filles. La sœur jumelle de Caïn s’appelait Calmana [4], ou Caimana [5], ou Débora [6], ou Azrum [7] : celle d’Abel s’appelait Delbora [8], ou Awina [9]. Saint Épiphane, dans l’hérésie XXXIX, fait mention d’Azura et de Sava comme de deux filles d’Adam [10], et il dit que Sava fut femme de Caïn. Cédrénus et quelques autres donnent le nom d’Asua à la fille aînée d’Adam, et la font femme de Caïn. Selon Tostat, il était bien vrai que les rabbins donnaient à Caïn sa sœur jumelle pour femme, mais elle s’appelait Calmana. Voyez la remarque (F) de l’article d’Abel. Ceux qui ont osé affirmer ces sortes de particularités méritaient, pour le châtiment de leur crédulité téméraire, de tomber dans des variations encore plus grandes que celles que nous remarquons en eux. La confusion des langues doit être le sort des entreprises trop audacieuses ; or quelle hardiesse n’est-ce pas que de vouloir pénétrer au delà du déluge, et jusqu’à la première origine des choses, sans l’aide de l’unique historien qui nous soit resté ? On bâtirait plutôt la tour de Babel, qu’on ne trouverait de si loin le nom des filles d’Adam. Il fallait quant à cela, et quant à plusieurs autres choses, s’en tenir au seul texte de Moïse. Il ne fallait chercher que ce qu’on pouvait apprendre des écrivains inspirés. Eux seuls savaient les choses ; le reste n’était que des contes. Il fallait leur dire ce que les anciens poëtes disaient

  1. Apud Rivinum, pag. 129.
  2. Apud eumdem, pag. 126.
  3. Voyez Heidegg., Histor. Patriarchar., tom. I, pag. 169, 198.
  4. Corn. à Lapide, in Genesim, pag. 95.
  5. Comestor, apud Salian., pag. 178.
  6. Methodius, apud Raderum. Not. in Chron. Alexandr. citante Saliano, pag. 175.
  7. Saidus Patricides, apud Heidegg., tom. I, pag. 169.
  8. A Lapide, in Genesim, pag. 95.
  9. Saidus Patricides, apud Heidegg., tom. I, pag. 169.
  10. Vide Heidegg., ibidem, et Salian., pag. 183.