Je m’étonne que Scarron, qui a fait connaître, dans sa paraphrase burlesque de cet endroit de Virgile, qu’il n’ignorait pas la raison de cette disgrâce, ait usé d’une si grande retenue ; il me semble que la matière était propre à devenir bien risible entre ses mains. Quoi qu’il en soit, voici sa version :
Vieil, cassé, mal propre à la guerre,
Je ne sers de rien sur la terre.
Spectre, qui n’ai plus que la voix,
J’y suis un inutile poids,
Depuis le temps que de son foudre
Jupin me voulut mettre en poudre ;
Depuis le temps qu’il m’effraya,
Ce grand Dieu qui me giboya,
Par une vengeance secrète ;
Mais je suis personne discrète,
Je n’en dirai point le sujet :
Suffit que j’aurais eu mon fait,
Sans Vénus qui sauva ma vie.
J’ai depuis eu cent fois envie
De m’aller pendre un beau matin,
Et finir mon chien de destin.
Si nous comparons ensemble un passage
de Plutarque et un passage de
Denys d’Halicarnasse, nous prouverons
que le coup de foudre fit une plaie
qui ne se ferma jamais. Plutarque dit
quelque part [1] que si, d’un côté,
le musc rend de bonne odeur les habits
les plus déchirés, de l’autre, le
pus d’un ulcère empuantit les étoffes
les plus précieuses [2]. Voilà sa pensée ;
mais, au lieu que je le fais parler
en général, il s’attache à l’exemple
particulier d’Anchise. De dessous
le riche et précieux habillement du duc
Anchise, dit-il, selon la version
d’Amiot, il sortait une boue de bien
mauvaise odeur, ainsi que le dit le
poëte :
Son vestement, qui de fin lin esttoit,
Boue d’odeur puante dégouttoit.
Méziriac traduit ainsi, l’ulcère d’Anchise
jetoit une boue puante,
Qui suppurant, sans cesse dégouttoit
Sur son habit, qui de fin lin estoit [3].
L’original porte,
Τοῦ δὲ Ἀγχίσου τὸ ῥάκος ἰχῶρα πονηρὸν ἐξεδίδου,
Μότου καταςάζοντα βύσσινον ϕάρος.
Or, comme, selon l’usage le plus commun,
ῥάκος signifie des haillons et des
lambeaux, il n’y a nulle apparence
qu’il faille laisser un tel mot dans le
texte grec ; c’est pourquoi un savant
critique met ἑλκος, plaie, ulcère, au
lieu de ῥάκος [4]. Les traducteurs
n’ont pas ignoré que Plutarque rapporte
les paroles de quelque poëte ;
mais ce n’est pas assez : il faut savoir,
de plus, de quel poëte sont ces paroles,
Méziriac nous l’apprendra [5] :
il les a trouvées dans Denys d’Halicarnasse [6],
qui rapporte des vers
de Sophocle, dont le troisième est le
même que Plutarque cite :
Νῦν δ᾽ ἐν πύλαισιν Αίνείας ό τῆς θεοῦ
Πάρες᾽ έπ᾽ ὤμων πατέρ᾽ ἔχων, κεραυνίου
Μότου καταςάζοντα βύσσινον ϕάρος.
Je vois des-jà le fils de Cythérée,
Le bon Ænée, aux portes d’Ilion,
Dessus son dos portant son père Anchise,
Qui du grand coup de foudre qu’il receut
Garde la playe encore distillante
Sur le fin lin dont il est revestu.
Méziriac, qui est l’auteur de ces vers
français, a corrigé une faute au commencement
du troisième vers de Sophocle :
au lieu de νώτου, qu’on lit
dans toutes les éditions de Denys d’Halicarnasse,
il a mis μοτοῦ. Il n’y a
rien là qui ne soit selon les règles de
la critique : la comparaison des auteurs,
qui ont cité en divers temps
un même passage, fait souvent trouver
la véritable leçon. Sylburgius,
qui a revu la version latine de Denys
d’Halicarnasse, faite par Sigismond
Gelenius, a laissé en mauvais état
ce qui concerne le troisième vers de
Sophocle. Voici la traduction de ces
trois vers :
Nunc in portâ est Æneas Deæ filius,
Humeris bajulans patrem fulminata
Terga amictum fluxâ veste byssinâ.
On n’y trouve point cette plaie qui
suppure, et l’on y voit Anchise frappé
au dos ; c’est-à-dire, qu’on n’y voit
pas ce que Sophocle y avait mis, et
qu’on y voit ce qu’il n’y avait pas
mis. Si les anciens écrivains revenaient
au monde, ils seraient bien étonnés
de voir dans leurs livres tant de choses
auxquelles ils ne songèrent jamais.