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ANAXAGORAS.

que je fusse ici assis, et qu’il était plus juste que je subisse la peine qu’ils ont ordonnée. Si quelqu’un m’objecte, que sans mes os et mes nerfs, etc., je ne pourrais pas exécuter ce que je veux, il aura raison ; mais s’il prétend que je l’exécute, à cause de mes os et de mes nerfs, etc., et non par le choix de ce qui est le meilleur, moi, qu’il suppose agir par l’entendement, y a dans son discours une grande absurdité [1].

Vous voyez là bien à découvert le goût de Socrate. Il avait abandonné l’étude de la physique, et s’était appliqué tout entier à la morale : c’est pourquoi il demandait que l’on expliquât toute la nature par des raisons morales, par les idées de l’ordre, par les idées de la perfection. J’oserai bien dire qu’il censurait mal à propos Anaxagoras. Tout philosophe qui a supposé une fois qu’un entendement a mû la matière et arrangé les parties de l’univers, n’est plus obligé de recourir à cette cause, quand il s’agit de donner raison de chaque effet de la nature. Il doit expliquer par l’action et la réaction des corps, par les qualités des élémens, par la figure des parties de la matière, etc., la végétation des plantes, les météores, la lumière, la pesanteur, l’opacité, la fluidité, etc. C’est ainsi qu’en usent les philosophes chrétiens, de quelque secte qu’ils soient. Les scolastiques ont un axiome, qu’il ne faut pas qu’un philosophe ait recours à Dieu, non est philosophi recurrere ad Deum : ils appellent ce recours l’asile de l’ignorance. Et en effet, que pourriez-vous dire de plus absurde, dans un ouvrage de physique, que ceci, les pierres sont dures, le feu est chaud, le froid gèle les rivières, parce que Dieu l’a ainsi ordonné. Les cartésiens même, qui font Dieu, non-seulement le premier moteur, mais aussi le moteur unique, continuel et perpétuel de la matière, ne se servent point de ses volontés et de son action, pour expliquer les effets du feu, les propriétés de l’aimant, les couleurs, les saveurs, etc. ; ils ne considèrent que les causes secondes, le mouvement, la figure, la situation des petits corps. De façon que si la remarque de Clément Alexandrin, rapportée ci-dessus [2], n’était fondée que sur le discours de Socrate, elle serait très-injuste. Il faudrait pour la trouver légitime, que nous sussions, non pas qu’Anaxagoras expliquait beaucoup de choses sans faire mention de l’entendement divin, mais qu’il l’excluait nommément et formellement lorsqu’il expliquait une partie des phénomènes de la nature. Peut-être y avait-il dans ses écrits certains endroits, où il disait ce qu’Euripide son disciple a dit depuis : c’est que Dieu se mêle des grandes choses, et laisse faire les petites à la fortune [3] : comme si l’univers était semblable au tribunal des prêteurs, de minimis non curat prætor. Nous avons vu ci-dessus [4] que ce philosophe attribuait quelques effets au hasard, quelques autres à la nécessité, etc., et qu’il n’appelait à son aide l’intelligence, que lorsqu’il ne pouvait pas faire voir comment la nécessité avait produit une chose [5]. On peut supposer, en général, que son système n’était pas bien débrouillé ; qu’il ne l’avait, ni bien aplani, ni bien arrondi ; qu’il y avait laissé beaucoup de pièces mal agencées. Aristote nous insinue cela, lorsqu’il parle des physiciens qui ont les premiers reconnu deux causes, la matérielle et l’efficiente. Il les compare à des gens qui n’ont point appris l’art de se battre et qui ne laissent pas de bien blesser assez souvent. Ils le font sans suivre les règles ; ces physiciens aussi ne possédaient pas la science de ce qu’ils disaient : Οὗτοι μὲν οὗν... δυεῖν ἀιτίαιν ἐϕήψαντο... τῆς τε ὑλῆς, καὶ τοῦ ὅθεν ἡ κίνησις· ἀμυδρῶς μέν τοι καὶ οὐδὲν σαϕῶς, ἀλλ᾽ οἵον ἐν ταῖς μάχαις οἱ ἀγύμναςοι ποιοῦσι. Καὶ γὰρ ἐκεῖνοι περιϕερόμενοι, τύπτουσι πολλακὶς καλὰς πληγάς· ἀλλ᾽ οὕτε ἐκεῖνοι ἀπὸ ἐπιςήμης, οὔτε οὗτοι ἐοίκασιν εἰδόσι

  1. Πολλὴ ἂν καὶ μακρὰ ῥαθυμία εἴη τοῦ λόγου. Negligens admodùm ac supina futura est hæc ejus oratio. Plato, in Phædone, pag. 74, A.
  2. Dans la remarque (E), citation (91).
  3. Τῶν ἄγαν γὰρ ἅπτεται θεὸς, τὰ μικρὰ δ᾽ εἰς τύχην ἀνεὶς ἐᾷ, κατὰ τὸν Εὐριπίδην. Summa procurat modò Deus, inque fortunam minora rejicit, ut ait Euripides. Plutarch. in Reipublicæ gerend. Præceptis, pag. 811, D.
  4. Dans la remarque (E), citation (94) pag. 37.
  5. Ci-dessus, pag. 36, citation (90).