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ANAXAGORAS.

Théodoret [1], Proclus [2], et Simplicius [3]. Je n’en userai pas ainsi à l’égard de Cicéron : je rapporterai ses paroles, parce qu’elles fournissent une matière d’examen. Indè Anaxagoras, dit-il [4], qui accepit ab Anaximene disciplinam, primus omnium rerum descriptionem et modum mentis infinitæ vi ac ratione designari ac confici voluit. In quo non vidit, neque motum sensui junctum et continentem in infinito ullum esse posse, neque sensum omninò quo non ipsa natura pulsa sentiret. Deindè si mentem istam quasi animal aliquod esse voluit, erit aliquid interius ex quo illud animal nominetur. Quid autem interius mente ? Cingitur igitur corpore externo. Quod quoniam non placet, aperta simplexque mens nullâ re adjunctâ quæ sentire possit, fugere intelligentiæ nostræ vim et notionem videtur. Il est un peu surprenant que Cicéron donne cette primauté au philosophe Anaxagoras, puisqu’il venait de dire que Thalès [5] avait reconnu un entendement ou un Dieu, qui de l’eau avait formé toutes choses : Thales Milesius, qui primus de talibus rebus quæsivit, aquam dixit esse initium rerum : Deum autem, eam menten, quæ ex aquâ cuncta fingeret [6]. Est-il possible que Cicéron mette sitôt en oubli ses propres paroles ? Peut-on s’imaginer qu’il ait voulu dire que Thalès ne donnait à Dieu que l’action de convertir l’eau en d’autres corps ; mais qu’Anaxagoras faisait Dieu l’auteur de l’ordre et de la belle symétrie du monde ? Je ne vois dans tout cela rien de vraisemblable ; et j’aimerais mieux soupçonner que ce passage est corrompu : la confusion et l’obscurité qui se rencontrent dans les paroles qui le suivent, peuvent confirmer beaucoup ma conjecture. Quoi qu’il en soit, je ne voudrais pas qu’on mît en balance ce témoignage de Cicéron avec celui de tant de célèbres écrivains de l’antiquité, qui affirment unanimement qu’Anaxagoras est le premier qui joignit à la cause matérielle la cause efficiente, c’est-à-dire, qui reconnut un entendement, auteur de l’économie ou de l’architecture de l’univers. Saint Augustin fait si peu de cas de ce témoignage de Cicéron, que dans le lieu même où il rapporte le sentiment des philosophes de la secte d’Ionie, conformément à Cicéron à l’égard du reste, il le contredit formellement à l’égard de Thalès : Iste autem Thales, ut successores etiam propagaret rerum naturam scrutatus, suasque disputatiores litteris mandans eminuit... aquam... putavit rerum esse principium, et hinc omnia elementa mundi ipsumque mundum, et quæ in eo gignuntur existere. Nihil autem huic operi, quod, mundo considerato, tam admirabile aspicimus, ex divina mente præposuit [7]. Notez que Cicéron même, dans un autre livre, exclut Thalès de la primauté, et la donne simplement et absolument au philosophe Anaxagoras. Je rapporterai ses paroles dans la remarque (F).

Le jésuite Lescalopier tâche de guérir la contradiction, en supposant qu’Anaxagoras fut le premier qui publia cette doctrine, ses prédécesseurs les philosophes s’étant contentés de la débiter de leurs auditoires [8]. Ce dénoûment n’est guère bon ; car puisqu’on a su les dogmes des prédécesseurs d’Anaxagoras, et en quoi les uns différaient des autres ; puis, dis-je, qu’on a su cela encore qu’Anaxagoras fût le premier qui eût publié des livres, n’aurait-on pas su également ce qu’ils eussent enseigné touchant la cause efficiente de ce monde ? Quant aux objections contre la doctrine de ce philosophe, contenues ci-dessus dans le passage de Cicéron, je vous renvoie à saint Augustin, qui les réfute solidement [9].

(E) Son orthodoxie ne fut pas assez épurée. ] Tertullien le blâme de ne s’être pas soutenu ; car d’un côté il avait dit que Dieu était une intelligence pure et simple, et de l’autre il l’avait mêlé et confondu avec l’âme :

  1. Je rapporte ses paroles ci-dessous, citation (115).
  2. Proclus, in Timæum Platonis.
  3. Simplic., in Aristotel. de Physicâ auscult.
  4. Cicero, de Nat. Deorum, lib. I, cap. XI.
  5. Il était le quatrième prédécesseur d’Anaxagoras.
  6. Cicero, de Nat. Deorum, lib. I, cap. X.
  7. Augustin., de Civitat. Dei, lib. VIII, cap. II, pag. 711.
  8. Lescalop. in Cicer. de Nat. Deorum, pag. 40.
  9. Voyez la LVIe. Lettre de saint Augustin, pag. 271, et suiv.