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ANAXAGORAS.

exemple, détruit par le feu, ne cesse pas d’exister en tant que matière, ou que substance étendue. Voilà donc un très-grand défaut dans le système d’Anaxagoras ; les principes y sont composés, et de matière, et de forme, et n’ont point par conséquent la simplicité et l’immutabilité que l’ordre demande. On n’eût point remédié à ce mal-là, en supposant que l’intelligence qui présidait aux générations ne souffrait jamais qu’ils fussent détruits. N’était-ce pas un assez grand inconvénient, que de leur nature ils fussent sujets à la corruption, et qu’ils n’en pussent être garantis que par privilége, ou pour mieux dire par miracle ? Je ne dis rien de leur multitude, qui est aussi un défaut insigne ; car il est de l’essence d’un beau système, qu’un très petit nombre de causes y produisent une infinité d’effets.

Lucrèce ne s’avisa pas de proposer une objection qui eût pu ruiner tout le fondement de l’hypothèse d’Anaxagoras. Le motif de ce philosophe, dans la supposition de ses homœoméries ou homogénéités, fut qu’aucun être ne se fait de rien, et ne se réduit au néant[1]. Or, si la terre, par exemple, était formée de choses qui ne fussent point terre, elle se ferait de rien ; et si, ayant été terre, elle cessait d’être terre, elle serait anéantie : il faut donc qu’elle se fasse de ce qui est terre, et que, dans ce qu’on nomme destruction ou corruption, elle se réduise ou se résolve en parties qui soient terre. Selon cela, il n’y avait point de génération ni de corruption, point de naissance ni de mort, proprement dites. La génération d’une herbe n’était autre chose que l’assemblage de plusieurs petites herbes : la destruction d’un arbre n’était autre chose que la désunion et la dispersion de plusieurs arbres. Nous voyons, ajoutait-il[2], que les alimens les plus simples, l’eau et le pain, se convertissent en cheveux, en veines, en artères, en nerfs, en os, etc. : il faut donc que dans le pain et dans l’eau il y ait de petits cheveux, et des veines, et des artères, etc., que nos sens à la vérité ne découvrent point ; mais qui ne sont pas invisibles à notre raison, ou à notre entendement. Il est clair qu’il se fondait sur une fausse supposition, savoir, que de rien il se ferait quelque chose si les parties du pain qui fournissent de la nourriture aux os n’avaient pas eu la nature d’os dans le pain même. On doit s’étonner qu’un si grand génie ait pu raisonner ainsi. Ne voyait-il pas qu’une maison ne se faisait point de rien, encore qu’elle fût bâtie de matériaux qui n’étaient pas une maison ? Quatre lignes dont aucune n’est carrée, ne font-elles pas un carré ? ne suffit-il pas qu’on les range d’une certaine façon ? De plusieurs pièces de toile dont aucune n’est un pourpoint, ne fait-on pas un pourpoint ? y a-t-il là le moindre vestige de création ? Puis donc que dans les choses artificielles le seul changement de la figure et de la situation des parties suffit à former un tout qui est différent de chacune de ses parties quant à son espèce et à ses propriétés, ne fallait-il pas comprendre que la nature, infiniment plus habile que l’art humain, peut former des os et des veines, sans joindre ensemble des parties qui soient déjà des os et des veines ; mais qu’il lui suffit de travailler sur des corpuscules qui puissent recevoir telle ou telle situation, telle ou telle configuration ? Moyennant cela, sans que de rien il se fasse quelque chose, ce qui n’était aucunement chair deviendra chair, etc. Voilà ce que Lucrèce eût pu objecter à notre Anaxagoras : il eût ruiné l’hypothèse des homœoméries par les fondemens. Passons aux autres fautes de M. Moréri[3].

2o. Anaxagoras, dit-il, fut surnommé Νοῦς ou l’Esprit, à cause de la subtilité de sa doctrine. Diogène Laërce ne dit rien de cette raison : il assure simplement et absolument qu’on le surnomma ainsi, à cause de son hypothèse, qu’une intelligence avait présidé au débrouillement du chaos[4]. Timon[5], et Harpocration[6], le

  1. Plutarch. de Placit. Philosophor., lib. I, cap. III, pag. 876. Aristoteles, Physicor. lib. I, cap. IV, pag. 256.
  2. Plutarch. ibid.
  3. Je ne lui marquerai point celles de citation : il ne cite Plutarque qu’in Vitâ Nicias, (il fallait dire Niciæ ;) or il ne rapporte rien de ce que Plutarque dit là, et il y a d’autres Traités de Plutarque, qu’il était plus à propos de citer.
  4. Diogen. Laërt., lib. II, num. 6.
  5. Timon Phliasius in Sillis, apud Laërt., lib. II, num. 6.
  6. Harpocrat., voce Ἀναξαγόρας.