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JOURNAL

Vendredi 14 janvier. — À onze heures est venu Katorbinsky, mon jeune et polonais professeur de peinture, et avec lui il a amené un modèle, une vraie figure de Christ, en adoucissant un peu les lignes et les nuances. Ce malheureux n’a qu’une jambe ; il ne pose que pour la tête. Katorbinsky m’a dit que c’est lui qu’il prenait pour ses Christ.

Je dois avouer que je fus légèrement intimidée lorsqu’on me dit de copier d’après nature, comme ça, tout de suite, sans préparation ; je pris le fusain et dessinai bravement les contours. — « C’est bien, dit le maître ; à présent faites la même chose avec le pinceau. » — Je pris le pinceau et je fis ce qu’il disait.

— Bien, dit-il encore, à présent peignez.

Et je peignis et au bout d’une heure et demie c’était fait.

Mon malheureux modèle n’avait pas bougé, et moi, je n’en croyais pas mes yeux. Avec Binsa il me fallait deux ou trois leçons pour le contour au crayon et pour copier une toile, tandis qu’ici tout était fait en une fois et d’après nature, contour, couleur, fond. Je suis contente de moi, et si je le dis c’est que je le mérite. Je suis sévère et c’est difficile de me contenter, surtout moi-même.

Rien ne se perd en ce monde. Où irait donc mon amour ? Chaque créature, chaque homme a une égale partie de ce fluide renfermé en lui ; seulement, d’après sa constitution, son caractère et les circonstances, il paraît en avoir plus ou moins ; chaque homme aime continuellement, mais des objets différents, et lorsqu’il paraît ne pas aimer du tout, le fluide s’en va vers Dieu, ou vers la nature, en paroles, en écrits ou simplement en soupirs ou en pensées.