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DE MARIE BASHKIRTSEFF.

moments sont ceux où j’écris. Ceux-là sont peut-être mes seuls moments calmes.

Si je meurs bientôt, je brûlerai tout, mais si je meurs vieille, on lira ce journal. Je crois qu’il n’y a pas encore de photographie, si je puis m’exprimer ainsi, de toute une existence de femme, de toutes ses pensées, de tout, de tout. Ce sera curieux.

Si je meurs jeune, bientôt, et si par malheur ce journal n’est pas brûlé, on dira : Pauvre enfant ! elle a aimé, et tout son désespoir vient de là !

Qu’on le dise, je ne veux pas prouver le contraire, car plus je dirai, moins on me croira.

Qu’y a-t-il de plus stupide, de plus lâche, de plus vil que le genre humain ? Rien ! rien ! Le genre humain a été créé pour la perdition du… Bon, j’allais dire pour la perdition du genre humain.

Il est trois heures du matin, et, comme dit ma tante, en veillant je ne gagnerai rien.

Ah ! je suis impatiente. Mon temps viendra, je veux bien le croire, mais quelque chose me dit qu’il ne viendra jamais, que je passerai toute ma vie à attendre… toujours attendre. Et attendre… attendre !…

Je suis fâchée et je n’ai pas pleuré, je ne me suis pas couchée par terre. Je suis calme. C’est mauvais signe ; il vaut mieux être furieuse.


Mardi 28 décembre. — J’ai froid, ma bouche brûle. Je sais bien que c’est indigne d’un esprit fort, de s’abandonner à un vil chagrin, de se ronger les doigts pour les dédains d’une ville comme Nice ; mais secouer la tête, sourire avec mépris et ne plus y penser serait trop fort. Pleurer et rager me fait plus de plaisir.

Je suis arrivée à un tel énervement que chaque mor-