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DE MARIE BASHKIRTSEFF.

croire, grâce à ce cher journal. Non, vrai, je ne pensais pas avoir dit tant de vérités et surtout les avoir pensées. Il y a de cela un an et vraiment j’avais peur d’avoir écrit des bêtises ; non, vrai, je suis contente. Seulement je ne comprends pas comment j’ai pu me conduire aussi sottement et raisonner aussi bien ?

J’ai besoin de me répéter qu’aucun conseil au monde ne m’aurait empêchée de faire quoi que ce fût et qu’il me fallait l’expérience.

Je suis désagréablement impressionnée d’être si savante, mais il le faut et, quand j’y serai habituée, je penserai que c’est tout simple, je me lèverai de nouveau dans cette pureté idéale qui est toujours quelque part au fond de l’âme, et alors, ce sera encore mieux, je serai plus calme, plus fière, plus heureuse, parce que je saurai l’apprécier, bien qu’à présent je sois vexée comme pour une autre.

C’est que la femme qui écrit et celle que je décris font deux. Que me font à moi toutes ses tribulations ? J’enregistre, j’analyse, je copie la vie quotidienne de ma personne, mais, à moi, à moi-même, tout cela est bien indifférent. C’est mon orgueil, mon amour-propre, mes intérêts, ma peau, mes yeux qui souffrent, qui pleurent, qui jouissent ; mais moi, je ne suis là que pour veiller, pour écrire, raconter et raisonner froidement sur toutes les grandes misères, comme Gulliver dut regarder ses Lilliputiens.

J’ai à dire beaucoup encore, toujours pour m’expliquer, mais assez !


Lundi 11 juin. — Hier soir, pendant qu’on jouait aux cartes, j’ai fait une espèce de croquis à la lueur de deux bougies que le vent faisait osciller beaucoup trop, et ce matin j’ai ébauché sur toile nos joueurs.