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JOURNAL

Nous sommes sortis, ma mère, mon père, moi et Dina. On dîna ensemble, et on alla au théâtre. Je me tins dans le coin le plus obscur de la loge et les yeux si appesantis par le sommeil que j’y voyais à peine.

Je me couchai avec maman et, au lieu de tendres paroles, après une si longue absence, il ne s’échappa de mes lèvres qu’un torrent de doléances, qui cessèrent bientôt d’ailleurs, car je m’endormis.


Lundi 21 novembre. Après avoir dîné, nous sommes allés voir Paul et Virginie, le nouvel opéra de V. Massé, et dont on dit le plus grand bien.

Les loges parisiennes sont des instruments de torture : nous étions quatre dans une première loge à cent cinquante francs et nous ne pouvions remuer.

Un intervalle d’une ou deux heures entre le dîner et le théâtre, une large et bonne loge, une robe élégante et commode : voilà dans quelles conditions on peut comprendre et adorer la musique. J’étais dans des conditions précisément contraires, ce qui ne m’a pas empêchée d’écouter de toutes mes oreilles Engally, la Russe, et de regarder de tous mes yeux Capoul, le bien-aimé des dames. Sûr de l’admiration, le bienheureux artiste se fendait comme dans une salle d’escrime en poussant des notes déchirantes…

Deux heures de la nuit déjà.

Maman, qui oublie tout pour ne penser qu’à mon bien-être, a longtemps parlé à mon père.

Mais mon père répondait par des plaisanteries ou bien par des phrases d’une indifférence révoltante.

Enfin, il dit qu’il comprenait bien ma démarche, que les ennemis mêmes de maman n’y verraient rien que de bien naturel, et qu’il serait convenable que sa fille, arrivée à l’âge de seize ans, eût un père pour