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JOURNAL

passai devant Mme Abaza sans la saluer, et nous nous plaçâmes au premier rang à côté d’elle.

J’ai été chez Mlle Dietrich qui, devenue Mme Abaza, ne m’a pas rendu ma visite. Je me tins avec une assurance insolente et ne la saluai pas, malgré tous ses regards. Nous fûmes de suite entourées par tout le monde. Tous ces nigauds du Club, qui est dans la même maison, vinrent dans la salle « pour voir ».

Le concert finit vite et nous partîmes accompagnés des cavaliers d’ici.

— As-tu salué Mme Abaza ? demanda à plusieurs reprises mon père.

— Non.

Et, sur ce, je fis une tirade où je conseillai de moins mépriser les autres et de se regarder avant soi-même. Je le piquai au vif, en sorte qu’il retourna au club et revint me dire qu’Abaza en appelait à tous les domestiques de l’hôtel, et assurait m’avoir rendu visite le lendemain même avec sa nièce.

Du reste, mon père était radieux ; on l’avait comblé de compliments sur mon compte.


Samedi 4 novembre (23 octobre). — Je devais prévoir que mon père saisirait toutes les occasions grandes ou petites pour se venger de sa femme. Je me le disais vaguement ; mais je crus en la bonté de Dieu. Maman n’est pas fautive, on ne peut pas vivre avec un pareil homme. Il s’est tout à coup révélé. Je puis juger à présent.

Il neige depuis ce matin, la terre est blanche et les arbres sont couverts de givre, ce qui produit des teintes délicieusement vagues vers le soir. On voudrait s’enfoncer dans ce brouillard grisâtre de la forêt, cela semble un autre monde.