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DE MARIE BASHKIRTSEFF.

Jeudi 2 novembre. — Mon père me « chicane » sur tout. Cent fois j’ai envie de tout envoyer au diable et cent fois je me retiens, ce qui me cause une peine indicible.

Il fallut un « tas d’histoires » pour l’amener à Poltava ce soir. À l’assemblée de la noblesse, un piano quatuoriste donne un concert. Je voulus y aller pour me faire voir, et ce sont des obstacles sans fin.

Ce n’est pas assez de ne m’avoir pas procuré le moindre plaisir, d’avoir chassé ceux qui pouvaient m’être des égaux, d’avoir fait la sourde oreille à toutes mes insinuations et même à mes demandes concernant un fichu spectacle d’amateurs. Ce n’est pas assez ! Voilà qu’au bout de trois mois de câlineries, de gentillesses, de frais d’esprit, d’amabilité, j’obtiens… une forte opposition à ce que j’aille à ce misérable concert. Ce n’est pas tout, et de ceci je vins à bout, mais alors il fallut faire une histoire sur le choix de la toilette. Il fallut m’imposer une robe de laine, un costume de promenade. Que c’est petit, tout cela, que c’est indigne d’êtres intelligents !

Je n’avais pas absolument besoin de mon père. J’avais Nadine et l’oncle Alexandre, Paul et Pacha, mais je l’emmenai par caprice et à mon grand déplaisir.

Mon père me trouva trop belle et ce fut une autre histoire, il eut peur que je parusse trop différente des dames de Poltava, et il me supplia cette fois de me mettre autrement, lui qui m’avait priée de m’habiller ainsi à Kharkoff. Il en résulta une paire de mitaines mises en pièces, des yeux furibonds, une humeur de l’autre monde et… aucune modification dans ma mise. Nous arrivâmes à la moitié du concert, j’entrai au bras de mon père, la tête haute et de l’air d’une femme sûre d’être admirée… Nadine, Paul et Pacha suivaient. Je