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JOURNAL

Contre l’habitude, je fus la première à table, mangeant… avec impatience, mais ne disant rien.

— Est-ce vrai, ce que le docteur m’a dit ? demandai-je enfin.

— Oui, répondit ma tante, A… lui écrit.

— Docteur, où est la lettre ?

— Chez moi.

— Donnez-la-moi.

Cette lettre est datée du 10 juin, mais comme A… a écrit Nizza tout court, elle a fait le voyage de Nizza en Italie avant d’arriver ici.

« J’ai employé tout ce temps, écrit-il, à demander à mes parents de me laisser venir ici, ils ne veulent pas absolument entendre parler de cela », de sorte qu’il lui est impossible de venir, et il ne lui reste que l’espérance de l’avenir, qui est toujours incertain.

La lettre est en italien, on s’attendait à une traduction. Je ne dis pas un mot, mais, ramassant ma traîne avec une lenteur affectée pour qu’on ne pensât pas que je fuyais suffoquée, je sortis de la chambre et traversai le jardin, le calme sur le visage et l’enfer dans le cœur.

Ce n’est pas une réponse à un télégramme d’ami de Monaco, pour rire. C’est une réponse à moi, c’est un avis. Et c’est à moi ! à moi qui étais montée sur une hauteur imaginaire !… c’est à moi qu’il dit cela !

Mourir ? Dieu ne le veut pas. Devenir chanteuse ? je n’ai ni assez de santé, ni assez de patience.

Alors quoi, quoi ?

Je me jetai dans un fauteuil, et, les yeux stupidement fixés dans le vague, tâchai de comprendre la lettre, de penser à quelque chose…

— Veux-tu aller chez la somnambule ? me cria maman du jardin.