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JOURNAL

et la preuve… c’est que j’ai à peine seize ans et que j’aurais déjà pu devenir comtesse deux fois et demie, Je dis demie pour Pietro.


Mercredi 24 mai. — Ce soir, en m’en allant, j’embrassai maman.

— Elle embrasse comme Pietro, dit-elle en riant.

— Est-ce qu’il t’a embrassée ? demandai-je.

— Il t’a embrassée, toi ! dit Dina en riant, croyant dire la chose la plus énorme, et par cela me faisant éprouver un vif remords, presque une honte.

— Oh ! Dina ! dis-je d’un tel air, que maman et ma tante se tournèrent vers elle avec un air de reproche et de mécontentement.

— Marie, embrassée par un homme ! Marie la fière, la sévère, la hautaine, allons donc ! Marie ! qui a fait tant de beaux discours sur ce sujet !

Cela m’a rendue intérieurement honteuse.

En effet, pourquoi ai-je manqué à mes principes ? Je ne veux pas admettre que c’était par faiblesse, par entraînement. Si j’admettais cela, je ne m’estimerais plus ! Je ne peux pas dire que ce fût par amour.

Il suffit de passer pour inabordable. On est si habitué à me voir telle, qu’on n’en croirait pas ses propres yeux, et moi-même, j’ai tant de fois parlé de choses rigides, que je n’y croirais pas sans ce journal.

D’ailleurs il ne faut se laisser aborder que par un homme de l’amour duquel on est certaine, car celui-là n’accusera pas ; tandis qu’avec des gens qui ne font que faire la cour, il faut être toute couverte de pointes, comme un hérisson.

Soyons légère avec un homme sérieux, aimant, mais soyons sévère avec un homme léger.