Page:Bashkirtseff - Journal, 1890, tome 1.pdf/147

Cette page a été validée par deux contributeurs.
144
JOURNAL

dans ce vil corps, ou quelque désordre intérieur, l’abus du vin ou du manger, comment se peut-il donc que ces choses-là fassent envoler l’âme ?

Je fais tourner une roue et je ne l’arrête que lorsque telle est ma volonté. Cette roue stupide ne peut arrêter ma main. De même l’âme, qui fait marcher les ustensiles de notre corps, ne doit pas être chassée, elle, l’essence raisonnable, par un trou à la tête ou par une indigestion de homard ! Elle ne le doit pas être et elle l’est. D’où il faut conclure que l’âme est une pure invention. Et cette conclusion fait tomber l’une après l’autre, comme les décors dans un incendie de théâtre, toutes nos croyances les plus intimes et les plus chères.


Rome. Lundi 24 avril. — J’avais à raconter toute la journée, mais je n’ai plus souvenir de rien. Je sais seulement que sur le Corso nous avons rencontré A…, qu’il accourut tout rayonnant et tout joyeux à la voiture, et qu’il a demandé si nous serons ce soir à la maison. Nous y serons. Hélas !

Il est venu et je suis allée au salon, et me suis mise à parler tout naturellement comme les autres. Il m’a dit qu’il a été quatre jours au couvent, ensuite à la campagne. Il est à présent en paix avec tous ses parents, il va aller dans le monde, être sage et penser à son avenir. Enfin il m’a dit que je me suis amusée à Naples, que j’ai été coquette comme toujours, que cela prouvait bien que je ne l’aimais pas. Il m’a dit aussi qu’il m’avait vue l’autre dimanche près du couvent San Giovanni et Paolo. Et pour prouver qu’il disait vrai, il m’a dit comment j’étais mise et tout ce que je faisais, et, je dois l’avouer, il a dit juste.

— Vous m’aimez ? me demanda-t-il enfin.

— Et vous ?