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JOURNAL

de colère, des reproches. Je soutins cette grêle avec autant de dignité que de calme :

— Je vous aime à en mourir, continua-t-il, mais je n’ai pas confiance en vous. Vous vous êtes toujours moquée de moi, vous avez toujours ri, vous avez toujours été froide avec vos questions de juge d’instruction. Que voulez-vous que je vous dise quand je vois que vous ne m’aimerez jamais ?

J’écoutais raide et immobile, ne me laissant même pas toucher la main. Je voulais à tout prix savoir ; j’étais trop misérable dans cette inquiétude assaisonnée d’un million de soupçons.

— Eh ! monsieur, vous voulez que j’aime un homme que je ne connais pas, qui me cache tout ! Dites, et je vous croirai ; dites, et je vous promets de vous donner une réponse. Écoutez-moi bien, après cela, je vous promets de vous donner une réponse.

— Mais vous vous moquerez de moi, mademoiselle, si je vous le dis. Vous comprenez que c’est un tel secret ! Le dire, c’est me dévoiler tout entier. Il y a de ces choses tellement intimes qu’on ne les dit à personne au monde.

— Dites, j’attends.

— Je vous le dirai, mais vous vous moquerez de moi.

— Je vous jure que non.

Après bien des promesses de ne pas rire et de ne raconter rien à personne, il me l’a dit, enfin !

L’année passée, étant soldat à Vicenza, il a fait trente-quatre mille francs de dettes ; depuis qu’il est retourné à la maison, c’est-à-dire depuis dix mois, il est en froid avec son père, qui ne voulait pas payer. Enfin, il y a quelques jours, il fit semblant de partir en disant qu’il était trop maltraité à la maison. Alors sa