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CHANTS POPULAIRES DE LA BRETAGNE.


L’aventure du chevalier,
Comme il s’en alla od (avec) sa mie,
Fut par toute Bretagne ouïe.
Un lai en firent les Bretons,
Graalon-meur l’appelle t-on
[1].

Dans la tradition originale, je l’ai dit, c’est la fille de Gradlon, et non le prince, qui se noie. Fuyant à toute bride sa capitale envahie par les flots qui le poursuivaient lui-même et qui mouillaient déjà les pieds de son cheval, il emportait sa fille en croupe, lorsqu’une voix terrible lui cria par trois fois : « Repousse le démon assis derrière toi ! » Le malheureux père obéit, et soudain les flots s’arrêtèrent.

Avant la révolution, on voyait à Quimper, entre les deux tours de la cathédrale, le roi Gradlon monté sur son fidèle coursier ; mais, en 93, son titre de roi lui porta malheur. Des vieillards se souviennent d’avoir assisté à une cérémonie populaire qui avait lieu autrefois, chaque année, autour de sa statue équestre.

Le jour de la Sainte-Cécile, un ménétrier, muni d’une serviette, d’un broc de vin et d’un hanap d’or, offert par le chapitre de la cathédrale, montait en croupe derrière le roi. Il lui passait la serviette autour du cou, versait du vin dans la coupe, la présentait au prince, comme eût fait l’échanson royal, et, la vidant lui-même ensuite, jetait le hanap à la foule, qui s’élançait pour le saisir. Mais quand l’usage cessa, la coupe d’or, dit-on, n’était plus qu’un verre. Puisqu’on a rétabli de nos jours la statue équestre, pourquoi pas aussi la fête primitive ?

Une dernière particularité intéressante de l’histoire poétique de Gradlon, et qui peut avoir un fondement historique, c’est la mention de cette clef d’or qu’il portait en sautoir. Childebert, selon Grégoire de Tours, en portait une semblable au cou.

Le poëme de la Submersion d’Is offre donc, par le fond, plusieurs preuves incontestables d’une antiquité reculée. Sa forme accuse la même date ; il est composé, comme celui du barde Gwyddno, dans le rhythme ternaire et dans le système de l’allitération. La langue présente d’assez grandes difficultés ; plusieurs tournures grammaticales et plusieurs expressions du poëme n’étant plus en usage. Quant à son mérite littéraire, M. Tom Taylor, qui l’a si bien traduit en anglais, s’exprime ainsi : « La rudesse pittoresque qu’on y remarque ne manque ni de trait, ni d’art dramatique, ni de vie; l’action y est vivement mise en saillie. » Et l’éminent traducteur ajoute : « Sous ce rapport, ces ballades bretonnes me semblent incomparables dans leur genre[2]. »

  1. Le lai de Gradlon-meur, poésies de Marie de France, t. I, p. 549 et 550.
  2. Ballads and Songs of Brittany, p. 32.