Page:Barrès - Une journée parlementaire - comédie de mœurs en trois actes (1894).djvu/18

Cette page n’a pas encore été corrigée

2 UNE JOURNEE PARLEMENTAIRE


Depuis deux mois que cette lettre a disparu de mes dossiers, pas un jour je n’ai déplié les journaux sans me sentir blêmir de la possibilité qu’on me la produise. Et maintenant, à l’effronterie des attaques, je pressens le coup en pleine poitrine. Je comprends que nous tous, hommes politiques, nous mourions d’une maladie de cœur ! Le public dit : « Thuringe, le député Thuringe a de l’influence, de l’argent, une jolie femme. » Depuis huit jours on lit dans les journaux de Gouvernement que je vais recevoir un portefeuille et dans les journaux d’opposition que j’ai touché des sommes énormes... De l’argent, de l’amour et le pouvoir ! Eh bien ! moi, ce Thuringe envié, me voici à six heures du matin perdu de froid et n’osant demander du feu à un domestique, de peur que sur mon visage il ne surprenne mon angoisse. A ce journal, Le Contrat Social , qui me pourchasse comme un mauvais rat, l’un de ces domestiques a vendu, je le jurerais, mes papiers ; ils lui vendraient encore le détail de mes insomnies, ma fièvre, les plis de mon front !... Comme je dois avoir mauvaise mine ! Je petit jour est ignoble et met sur cette pièce des airs de garni cerné par la police. {Il s’approche de la fenêtre.) Cet hôtel, au fond de cette cour, est triste comme un caveau... Et lui aussi, en face, il est déjà levé ! voilà sa lampe au second étage, il me guette. Comme moi il attend les journaux, mais avec quel cœur joyeux... Cette lampe qui, dès l’aube, complote contre moi m'épouvante. Il dit à tout Paris qu’il illuminera e soir où je serai perdu. L’attendrons-nous long- temps, ce soir ?Ah ! plutôt que cette angoisse devant l’inconnu, j’appelle les pires réalités ! Misérable !