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UN HOMME LIBRE

Oublieux de toi-même, tu ne raisonnas plus que sur les autres âmes. Et ce n’était pas, comme je fais, pour comparer à leurs sensibilités la tienne et l’embellir, c’était pour qu’elle existât moins. Je te comprends, admirable esprit mais comme il serait triste qu’un jour, faute d’une source intarissable d’émotions, j’en vinsse à imiter ton renoncement !

Ce n’est pas à la vie publique que tu demandais l’émotion. À l’âge ou Benjamin Constant était ambitieux et amant, tu fus amoureux et mystique. Si tu n’a pas eu ce don de spiritualité chrétienne qui retrouve Dieu et son intention vivante jusque dans les plus petits détails et les moindres mouvements, du moins tu te l’assimilas. Tu pleurais de dépit de n’être pas aimé et de ne pas aimer Dieu. Tu as jusqu’à l’épithète un peu grasse et sensuelle du prêtre qui désire. Ta rêverie religieuse était pleine de jeunes femmes ; tu n’étais pas précisément hypocrite, mais leur présence t’encourageait à blâmer la chair. Dès que le sentiment te parut vain, tu ne t’obstinas pas à te faire aimer et vers le même temps, tu cessas de vouloir croire.