Page:Barrès – L’Appel au Soldat.djvu/62

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
56
L’APPEL AU SOLDAT

mâchoire fût développée, il était vraiment un homme et semblait avoir perdu toute possibilité de dire des bêtises et de parler par entraînement. Ce qu’il exprimait avait un sens précis et toujours conforme à l’ensemble de ses opinions. Sans intention de professer et seulement pour se donner une discipline dans son travail, il allait préparer son agrégation d’histoire. Sturel pensait à se faire inscrire au barreau, et en même temps il marquait son dégoût pour le métier d’avocat.

— Dame ! — répondait Rœmerspacher aux « à quoi bon » de son ami — on peut soutenir que la vie n’a pas de sens, mais c’est une vérité stérile. Je ne partage pas l’admiration que notre Saint-Phlin, dans ses lettres, me marque pour Le Play ; mais je sais une bonne anecdote. En novembre 1879, Le Play faillit mourir, et, parlant des impressions qu’il avait ressenties, il déclara : « Du coup d’œil suprême, je n’ai point vu le néant de la vie humaine ; loin de là, j’en ai constaté l’importance. » L’importance de la vie vue du bord de la fosse ! Cette façon de sentir ne comporte pas les expressions lyriques et désespérées qui donnent aux vues pessimistes une toute-puissante valeur poétique, mais, à l’usage, elle est bien plus féconde…

Il s’interrompit pour dire en souriant :

— Tu me trouves bourgeois ?

— Mais non ! puisque, moi, j’aime Boulanger comme un stimulant !

Les deux jeunes gens, dans cette minute, furent contents l’un de l’autre. Ils retrouvaient ce dont ils étaient privés depuis l’été de 1885 : un vocabulaire commun, et, mieux que cela, une manière analogue