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L’APPEL AU SOLDAT

précipitait toute contre le système. Dans les régions les plus diverses, la puissante excitation des masses cherchait à s’exprimer. Le 8 avril, l’Aube lui donne 8,500 voix, et la Dordogne 59,000 contre 36,000 ; le 15 avril, c’est le Nord par 127,000 voix contre 76,000 à M. Moreau, radical. De l’ensemble du territoire, monte ce cri d’amour : « Vive Boulanger ! » En avril 1888, on ne distingue pas encore d’îlot insensible. L’enthousiasme se mêle d’une fièvre de jeu. Pour Boulanger, la nation parie contre les parlementaires.

Le jeudi 19 avril, Sturel le voit qui se rend à la Chambre au milieu d’un concours immense de peuple, dans un landau superbe, dont les deux alezans portent aux oreilles des cocardes vertes et rouges, et le cocher, le groom, à la boutonnière des œillets rouges. De ce « Vive Boulanger ! » sonore, obstiné, qui assourdit et commande la nation, il n’est pas singulier qu’un jeune homme ardent, au retour d’Italie, ressente de la mélancolie. C’est avec une sorte d’envie généreuse que Sturel surveille ce favori des foules et du destin. Le 20 avril, au Quartier latin, il entend des étudiants crier : « À bas Boulanger ! » Quelle désolation que la jeunesse ait été élevée de façon à ricaner, quand on veut lui faire voir le boulangisme comme un instant de la tradition française ! Parce qu’elle ne possède pas cette tradition en soi, elle refuse de l’imposer à ce mouvement. Que notre pays ait une vie propre, un caractère, des destinées, c’est au moins une croyance instinctive chez les masses, et chaque fois elles s’émeuvent, si l’on touche ce point de leur sensibilité. Cette conception manque au plus grand nombre des intellectuels : ces prétendus inventeurs de leurs pensées, qui sont les