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III



Ainsi, ennuyeux, et cependant plein de talent à sa manière, voilà quel est M. le Conte de L’Isle, et ce n’est pas là un phénomène ! Il est, au contraire, beaucoup plus commun qu’on ne croit, ce singulier bon ménage du talent et de l’ennui, qui habite des œuvres réputées imposantes, et qu’on ne saurait expliquer, le talent, que par le mérite actif de l’homme ; l’ennui, que par le choix de son sujet. Là est le nœud gordien de cette intimité qui étonne. M. le Conte de L’Isle, avec tout son talent, est la victime de son sujet. Je ne croirai jamais, pour mon compte, qu’on ait la vocation d’être Indien quand on est Français ; je ne croirai jamais qu’à l’état sain, sans opium et sans hatschich, un homme proprement organisé puisse être fasciné par les sentiments et les idées de l’Asie, cette rêveuse à vide, cette grande bête de l’Apocalypse ruminante ! Pour être pris et dominé par l’Asie, il faut la prendre où elle est puissante, c’est-à-dire dans sa nature extérieure et son énergique matérialité ; il faut avoir le sens du visible plus développé que le sens de l’invisible, qui est le plus beau visible pour les poètes, ces grands spirituels ; il faut, enfin, être beaucoup plus peintre que poète, et c’est malheureusement l’histoire de M. le Conte de L’Isle, peintre, de facultés, auquel la toile a manqué. Or, quand les peintres, trahis par l’éducation ou les circonstances, se