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lotus bleu et il s’y asphyxie. Dévote à la mythologie du Gange, sa Muse vit, une queue de vache dans la main. Sa poésie donnerait peut-être un grand plaisir à M. Burnouf, lequel y verrait un essai d’acclimatation en français d’une foule d’expressions plus ou moins obscures, et dont, pour l’honneur de la couleur locale, si importante aux yeux des costumiers poétiques, toute cette poésie est émaillée. Ici, en effet, ce ne sont pas que festons et qu’astragales, mais kokilas, vinas d’ivoire, doux kinnaras, Najas vermeils, azokas et autres ornementations qui charment en dépaysant.

Cependant M. le Conte de L’Isle aurait pu être très Indien encore et ne pas employer sans notes et sans vocabulaire (ce qui est par trop indien ou par trop indifférent à l’intelligence de son lecteur), cette tourbe de mots étrangers à peu près inintelligible. Mais cosmopolite dans la pensée, il l’est aussi dans l’expression et il appartient au groupe de ceux qui ouvrent le sein de la langue à l’étranger. Dans un temps où la langue serait forte, la Critique punirait peut-être le poète de cette impiété et de cette profanation, mais nous ne sommes plus au temps du grand Corneille où l’on disait Brute et Cassie, et où ce qui doit changer le moins, même les noms propres, devenaient français sous les plumes fières…

À présent nous n’avons plus, il est vrai, cette insolence d’orgueil, et ce n’est pas seulement à l’expression étrangère que nous allons tendre des mains mendiantes, c’est à l’inspiration elle-même ! M. le Conte de L’Isle ne coquette pas uniquement avec l’expression indienne dont il se tatoue. Ce ne serait pas assez ! Il se fait, autant qu’il le peut, l’âme indienne, et devient,