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Je ne suis pas assez niaisement pédant pour parler morale à une Cosaque qui fait sauter son désir, — comme son cheval, — par-dessus toutes les barrières, sous lesquelles les autres femmes, qui ne sont pas Cosaques, coulent parfois subtilement le leur. Elle me répondrait superbement que la morale n’est qu’une hypocrisie, si elle n’est pas la liberté (je m’épargnerai cette vieille guitare) ; mais je lui dirai et je lui répéterai la chose qui devra le plus la toucher : c’est que précisément, dans le livre qu’elle vient de lancer, elle n’est point aussi Cosaque qu’elle se vante de l’être ; c’est que la tournure qu’elle se donne, en commençant son livre, n’est pas du tout la tournure qu’elle prend, en le publiant. C’est qu’après l’avoir lue, cette femme indisciplinée qui ne relève que d’elle-même, — qui a l’ivresse et la folie du plus satané orgueil que le diable, auquel elle ne croit pas, mais à qui elle fait croire, ait jamais départi à une aimable femme, on n’a plus sous les yeux qu’une personne ou assez modeste, ou assez prudente, ou assez sournoise pour se mettre derrière le nom de M. Franz et faire des X comme un mathématicien, quand il s’agit de nommer les gens par leur nom, car il n’y a pas que son amant qui s’appelle X… dans ses Souvenirs. Là je ne reconnais plus la poésie cosaque sur laquelle j’avais compté. Je ne reconnais plus la fille de la race d’Ivan le Terrible, — cette fille qui s’annonçait si bien, — qui (dit-elle) aurait tué un jour, aussi simplement qu’on avale un verre d’eau, un de ses frères, si on n’avait pas oublié les pistolets des fontes de la selle, — parce qu’en sautant une rivière, il avait pu voir qu’elle avait eu peur… Quelle débâcle de caractère quand il s’agit d’un livre ! C’est bien la peine d’avoir toujours au poing la cravache de Lola Montès, pour finir prosaïquement par le parapluie de Sainte-Beuve !