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elle avait vu s’élever de sa tombe cette gloire touchante dont elle ne se doutait pas et qui maintenant est la sienne, la faiblesse des plus purs comme des plus forts est si grande qu’elle se serait peut-être enivrée à cette coupe, que les âmes, émues par elle, appellent son génie, et l’auteur, la femme littéraire qu’elle ne fut jamais, aurait bien pu commencer de poindre et d’apparaître. Qui sait ?… elle se fût peut-être bleuie… Le monde, qui est toujours funeste et dépravant, même quand il admire, lui aurait appris qu’il y avait en elle un charme et une puissance, et ses facultés auraient été moins ingénues… C’était là l’écueil. Une autre femme pleurant comme elle la mort d’un frère (Mme Augustus Craven dont nous allons parler), y a péri. Elle est devenue un bas-bleu de sœur affligée qu’elle était. Les prétentions fausses ont remplacé les sentiments vrais. Eugénie de Guérin eut la bonne fortune de mourir immaculée de toute affectation littéraire. On a vu déjà combien la gangrène du bas-bleuisme se forme et s’étend vite sur les chairs lumineuses des talents les plus naturels et les plus sains. Mme de Staël, tout génie qu’elle fût, avait, ici et là, sur ses bras puissants, ces nuances de gangrène et Mme de Girardin, aussi sur les siens, éclatants et purs ! Eugénie de Guérin n’eut jamais l’ombre de cette tache dont le génie même, chez les femmes, peut mourir. Et c’est pour cela qu’elle est mise ici, dans ce livre sur les bas-bleus, pour montrer que la vraie gloire du talent chez les femmes, c’est surtout de ne pas faire partie de cet abominable bataillon !