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beaucoup sur la nature virile de Jeanne, de cette brave et simple femme d’action, pour qui le mot familièrement héroïque : « Un homme est toujours assez beau quand il ne fait pas peur à son cheval », semblait avoir été inventé. Dieu merci, toute cette psychologie est inutile. Je ne suis qu’un simple conteur. L’amour de Jeanne, que je n’ai point à justifier, qu’il fût venu à travers l’horreur, à travers la pitié, à travers l’admiration, à travers vingt sentiments, impulsions ou obstacles, possédait le cœur de cette femme avec la furie d’une passion qui, comme la mer, a dévoré tout ce qui barrait son passage ; et cet amour, auquel avait résisté longtemps Jeanne-Madelaine, commençait enfin d’apparaître aux yeux les moins clairvoyants. Extraordinaire même pour ceux à qui la réflexion enseigne quelle aliénation de toutes les facultés humaines est l’amour, que ne dut-il pas être pour les esprits qui entouraient Jeanne, pour tous ces paysans cotentinais parmi lesquels elle vivait ! À ses propres yeux même, Jeanne-Madelaine dut pendant longtemps — ainsi qu’on l’a cru et qu’on le croyait encore du temps de maître Tainnebouy — être ensorcelée. La prédiction menaçante du berger s’était peu à peu enfoncée dans son âme. D’abord elle en avait bravé et insulté l’influence, mais la force de ce qu’elle éprouvait l’y fit croire. Autrement elle n’aurait rien compris à tout ce qui se passait en elle. Quand elle pensait à l’objet de son amour : « Suis-je dépravée ? » se disait-elle ; et ce doute rendait son amour plus profond… plus marqué du caractère de la bête dont il est parlé dans l’Apocalypse, et qui,