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d’âmes frappées dès l’origine et dans lesquelles l’éducation, le monde, l’oisiveté orientale des mœurs élégantes, tout avait entretenu et développé cette disposition à l’ennui dont elle se sentait la victime. Si elle avait eu quelque passion, des regrets affreux — car c’est à cela qu’aboutit l’inanité des souvenirs — auraient du moins été une proie pour sa pensée ou ses sentiments, deux choses si voisines dans les femmes ! Mais de passion, en avait-elle jamais eu, et quoiqu’elle le dît, pouvait-on la croire ? Quand elle affirmait, en montrant ses dents nacrées, qu’elle avait aimé autrefois avec énergie et qu’elle avait horriblement souffert, on ne pouvait s’empêcher de douter qu’il y eût eu jamais quelque chose de violent dans un être si parfaitement calme, et d’horrible dans un être si parfaitement beau.

Et pourtant, oui ! elle avait aimé. Au début de la vie, et peu de temps après son mariage, la trahison d’un amant lui avait brisé le cœur.

Un jour cet amant, dans un accès de fureur jalouse, lui brisa aussi une de ces épaules qu’elle aimait à découvrir aux regards éperdus des hommes. Dans la civilisation de la femme, une épaule cassée est plus qu’un cœur brisé, sans nul doute. Mme de Gesvres ne voulut point revoir son amant.

Elle passa presque une année dans la soli-