Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/95

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tombe, c’est qu’on dure affreusement encore, mais on ne vit plus. »

Elle s’arrêta une seconde fois. Ce récit, où les faits matériels oubliés donnaient une teinte plus sombre et plus frappante à toute cette psychologie orageuse, émeuvait d’une compassion sans douceur et sans distraction l’âme jalouse et tourmentée d’Allan. Soudainement, la lune se leva et jeta ses lueurs blanches et satinées à travers les branchages du bois. L’ombre qui enveloppait Allan et madame de Scudemor se détacha de leurs deux têtes, comme un masque noir. Ils se virent. Allan avait l’air stupide ; mais le génie éploré, comme doit être le Génie de l’expérience de la vie, trônait sur le front de madame de Scudemor. Son œil brillait, sec comme toujours, et à ses lèvres il y avait un sourire : le sourire amer de l’ironie solitaire.

— Voilà ma vie, Allan, — reprit-elle, — à l’exception de ce que je dus souffrir avant de tuer ce dernier amour. Je ne le tuai pas, il mourut sans que je fisse un effort pour le tuer… Mon cœur était dévoré quand il mourut ; mais qu’il mit de temps à mourir ! Je vous fais grâce de ces détails. Ils sont inutiles. Seulement, trouvez-vous bien étrange que je ne croie plus à la durée des passions ?…

— Et Octave, Octave ? — fit Allan avec le ton bref de la fièvre.

— Octave ? — reprit-elle avec son calme ordinaire. — On m’a dit qu’il était mort marié quelque part. J’avais son portrait autrefois. La chaleur du cœur qui battait pour lui en avait altéré les couleurs. Il n’était reconnaissable que pour moi. Je fus assez lâche d’attendre à ne plus l’aimer pour le briser. Mais il fut porté si longtemps que mon