Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme une inquiétude, s’élargit et corroda mon amour. Ma passion prit un caractère nouveau. L’enthousiasme n’y était plus… Mais l’enthousiasme n’est que la mousse d’un vin généreux, et les liqueurs les plus brûlantes stagnent sur les bords de la coupe au lieu d’écumer.

« Je ne vous raconte pas, Allan, les événements extérieurs qui se mêlèrent à cet amour. Qu’importe que j’aie vécu dans différents pays de l’Europe où mon mari était en mission ! Octave était devenu le secrétaire de son oncle. Il ne me quittait pas. Je l’emportais partout avec moi. Je n’ai besoin que de vous raconter les phases successives d’un sentiment qui, mort, me mura l’âme avec des quartiers de granit.

« Ce sentiment habitait en moi à des abîmes immenses. Exaspéré par la douleur la plus humiliante qu’il y ait, — la conscience d’un passé irrévocable, — il semblait puiser une énergie plus âpre et plus vorace dans cette douleur… La douleur est une moelle de lion bien amère, mais on dirait vraiment une transsubstantiation infernale ou divine que cette poignante nourriture qui rend nos amours indomptablement dévorants. Le mépris qui succéda à cette douleur ne put rien contre l’amour dont elle avait augmenté l’ardeur. Je ne combattis pas cet amour par ce mépris, ni ce mépris par mon amour. Situation étrange dans laquelle j’ai vécu des années ! Comprenez-vous, maintenant, quelle femme je pouvais être, Allan, puisque mon opiniâtre amour a lutté si longtemps contre le bonheur suprême, la souffrance et le mépris, dans cette âme où les passions étaient écloses comme des couleuvres printanières qui n’attendent pas, pour faire leur nichée, qu’il y ait des feuilles aux buissons ?…