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vous rappeler que vous n’êtes plus qu’une mutilation, un débris, la coupe qui garde l’empreinte des bouches qui y burent, une misérable femme qui n’a pas le droit de dire, à l’homme dont elle est insensée, le mot pourtant fatal dans lequel l’amour concentre l’éternité de Dieu même : « Je suis toute à toi ! »

« Ô Allan ! Allan ! toutes les femmes qui ne méritent pas qu’on leur crache de mépris au visage, si c’était de la boue et non du crachat qu’on rejetterait de ses lèvres, toutes les femmes ont au moins soupçonné cette souffrance !… Pour toutes, même au sein de l’amour le plus absorbant, il y a eu des instants où, seules, elles ont plié une tête humiliée en se ressouvenant ; où elles l’ont cachée, avec des larmes aveuglantes et dont elles ne disaient pas le secret, dans le creux de la poitrine bien aimée… Mais ont-elles épuisé comme moi les âcretés de cette intolérable torture sans que le bonheur de l’amour pût l’interrompre et la leur faire oublier ?

« — Pourquoi es-tu triste, puisque tu es heureuse ? me disait quelquefois Octave. Hélas ! je lui faisais croire que le bonheur extrême accablait. Je n’aurais pas osé lui dire ce qui causait mes effroyables tristesses, surgissant tout à coup à travers les étreintes de notre union et les sourires de notre amour. Est-ce qu’il devrait y avoir un secret, grand Dieu ! entre deux êtres qui habitent la même couche ? un secret que la nuit, cœur contre cœur, on ne révèle pas et qui fait pleurer ?… Je craignais, en disant ce qui m’affligeait à Octave, de flétrir le sentiment qu’il avait pour moi. Je craignais d’éveiller son mépris. Parfois, je m’imaginais qu’il voyait clair dans ma vie passée ; que, par délicatesse, il imposait silence à une jalousie inévitable.