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gonflais sous l’air infini de la vie. Je le respirais avec immensité. Dans ce sentiment de plénitude et de puissance qui se diffondait en moi de toutes parts, je comprenais qu’il n’y avait pas d’être créé plus à l’unisson de cette nature immortelle que moi, substance plus forte et non moins belle que les autres femmes, et à qui la douleur indomptable n’avait pas plus empreint sa griffe sur le sein que la petite main d’un enfant ne laisserait de trace d’ongle sur le cou à fanon d’un taureau. Oh ! Allan, que les joies de la force sont intimes ! Mais quand cette force ne nous défend pas contre le sort, on est malheureux autant par le fait de cette force que par celle de la destinée.

« Et c’est ce qui m’arriva bientôt, mon cher Allan. Monsieur de Scudemor avait un neveu, de quelques années plus jeune que moi. Ce jeune homme avait toujours montré de l’éloignement pour la carrière de son oncle. Riche et d’une indépendance complète, il voyageait sans but déterminé. Je ne le connaissais que pour avoir entendu parler de son esprit et de l’élégance de ses manières. Monsieur de Scudemor me le présenta. Il avait cette timidité orgueilleuse des Anglais qui ne fait jamais la moindre avance. Eh bien, avec cette timidité excessive, en une heure de temps il fut mon maître, et au point que s’il m’avait dit : « suis-moi ! » n’importe où, je l’aurais suivi.

« Il m’avoua depuis que je l’avais beaucoup plus étonné que séduit, et qu’il ne comprenait pas comment il m’avait aimée. Quant à moi, tout de suite ce fut une fièvre, de l’insomnie, du délire. Tout ce que j’avais senti jusque-là n’était pas comparable à ce que j’éprouvais alors. Ce n’était pas uniquement en intensité que mes sensations différaient ; j’étais folle, j’étais malade, rien que d’amour… »