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mariage aurait dû me faire soupçonner que je n’étais pas épuisée, qu’il était encore des épreuves, un par de là à ce que j’avais enduré, — et que la vie traînait un peu plus longtemps avant de finir. Mon amour pour Horace avait été presque volontaire, tant je m’étais précipitée à le croire ! Je ne connaissais point celui qu’on ne veut pas et qui vous entraîne, avec le pouvoir de Dieu. Je ne le connaissais pas, et, pauvre ignorante, je me disais que toutes les sources de bonheur auxquelles je m’étais abreuvée n’avaient pas un abîme de plus que ceux que j’avais mesurés en y tombant.

« J’avais dépassé les trente ans terribles. Trente ans, pour la plupart des femmes, c’est la vieillesse avec un cœur jeune et fou, et le cœur s’épouvante de cet âge encore plus que la vanité. Mais, pour moi, il semblait que l’époque formidable eût été une heure de munificence et de largesse. Il est vrai que je n’avais pas été jetée au moule étroit d’où sortent ces êtres fragiles, dont j’enviai souvent, pour mourir, l’organisation délicate, ces femmes éphémères qui se trouvent mal dans une caresse, et qui n’ont qu’une peine dans leur vie parce qu’il leur faudrait ressusciter pour en avoir deux. À celles-là, trente ans ternissent le blanc plumage du teint ; à celles-là, un enfant brise la taille ; à celles-là, il faudrait une goutte d’ambre pour éterniser l’éclat bientôt évanoui de ces yeux périssables, dont une larme éteint la lumière. Mais moi, je n’étais pas, Allan, une si frêle créature. Je n’étais pas si immatériellement belle. Aussi ma beauté n’agonisait-elle pas à trente ans !

« Au contraire. Malgré mes horribles déboires, malgré les compressions cruelles que je m’étais imposées, je me