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d’avoir quelques jours de plus sur son âme ; c’était l’insuffisance de tout ce qui me suffisait, à moi, plus riche et plus infortunée. Elle m’aimait… mais que de fois, sous les orangers fleurissants, assises toutes deux, moi défaillante de la voir, elle ne s’apercevait même pas que sa main était dans la mienne et que je lui répétais insatiablement : « À quoi penses-tu ?… » Alors, elle ramenait du ciel où il s’était perdu, comme un oiseau sur la mer haute, son regard, inanimé débris échouant dans le mien qui le dévorait ; puis des larmes comme je n’en ai jamais pu répandre, car mes lèvres les trouvaient glacées, lui jaillissaient des paupières, et j’attendais qu’elles eussent coulé jusqu’à sa bouche pour les recueillir.

« Mon état devait rester à jamais inconnu pour elle, non que je ne le connusse pas moi-même, mais parce que j’étais sa sœur aînée en fait de passions. Oui, j’aurais pu lui expliquer tout ce qui fermentait si fort en moi, car je ne l’ignorais pas, je vous le répète ; j’aurais tout nommé de mes vouloirs coupables et de mes désirs insensés, mais une timidité invincible m’a toujours retenue. Une nuit surtout, — une nuit terrible, — écoulée à haleter, flancs et pieds nus, près du lit où elle reposait en silence et dont ma main tremblante n’osa pas toucher le rideau ! cette timidité me ramena épuisée dans ma couche. J’étais pudique, parce que j’étais passionnée. La pudeur, Allan, c’est l’aurore de la passion, qui commence par une rougeur dans l’âme comme dans le ciel. La pudeur est une jouissance que l’on cache et qui vous trahit. C’est la première flétrissure de l’innocence de la femme.

« Je passai vingt-sept mois ainsi. Au bout de ce temps, ma tante vint me chercher et me ramena en France où je