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bien aise de se défaire de moi, orpheline à sa charge de soins, de surveillance et d’affection. J’avais perdu mes parents en bas âge. Je devais posséder une immense fortune et je recevais la plus détestable éducation. Tels furent les seuls événements de ma vie jusqu’à quinze ans.

« Mais, à quinze ans, les événements sont en nous. C’est le point du jour de la vie. De l’autre côté de mes quinze ans il n’y a que de l’ombre, du vide, et je ne me rappelle pas plus ce temps-là que celui où j’étais au berceau. J’avais été assez richement douée d’intelligence pour que cette intelligence échappât à l’inertie de mon éducation méridionale. Plus tard, j’ai développé cette intelligence qui m’a servi à juger la vie et non pas à la deviner.

« Quoique du pays des dames à plumes que mademoiselle de L’Espinasse fustigeait de son ardent mépris, il y avait en moi plus de passions qu’en toutes ces filles d’Italie dont l’enfance était mêlée à la mienne. Leur teint était plus foncé que mon teint, la chaleur de leurs regards plus sous-nue que celle de mon regard, leurs paupières plus mantilles mi-closes que les miennes ; mais la passion, chez elles, c’était le serpent qui se mord la queue. Chez moi, c’était le serpent qui étreignait l’arbre de la science pour goûter au fruit défendu. Elles passaient des heures entières le front dans leurs mains, le sein gonflé, une larme chaude pesant à leurs paupières de soie, et, stupides de troubles sans nom, rouges de désirs au moindre souffle qui leur léchait le cou dans ces lascifs climats du Midi, elles attendaient ainsi la nuit et ses songes, et tous ses délires ! — Heure bien-aimée avec ses frissonnements, ses peurs de se pâmer et sa solitude, sous les rideaux qui gardent tous les secrets !… Oh ! déjà, pour moi, cela était trop vague. À