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non distraite, et causant avec le désintérêt qu’elle avait pour tout. Délicieuse impression causée par la présence de ce qu’on aime ! Voilà quarante-huit heures qu’Allan avait dévoré des siècles d’anxiété et de souffrances, et cette âme si saturée et si pleine s’anéantit tout à coup au fond des organes enivrés. Il passa deux heures, cœur en lambeaux, yeux, oreilles et pensée, à regarder les admirables bras de madame de Scudemor dans la transparence des manches de son corsage.

La conversation, dans le salon, était fort animée et scindée par groupes. Les hommes parlaient politique et assez haut. Les femmes chuchotaient ensemble, et de ces différents tons de voix résultait une confusion qui permettait de glisser quelques mots à l’oreille de son voisin, sans être entendu ni remarqué. C’est ce qui arriva quand madame de Scudemor dit à Allan : « Allez m’attendre dans le petit bois. » Camille était assise alors sur un tabouret aux pieds de sa mère. Elle était là, droite et silencieuse. Elle aurait été la seule qui eût pu entendre madame de Scudemor, et, naïve et fougueuse comme elle l’était, avec sa curiosité de petite fille, elle eût pu hasarder une question. Elle se tut. Pas un linéament de sa mobile physionomie ne bougea.

Ce mot, dit à voix basse, rappela Allan à la vie de douleur. Il pressentait que ce mot cachait un adieu, un dernier ordre, cette cruauté qu’elle lui avait annoncée et dont il serait la victime. Remède violent qui n’empêcherait pas le malade de mourir… Il se souvint de ses résolutions. Encore une fois, il était bien convaincu qu’il ne pourrait, ni ne voudrait, quitter cette femme qu’il aimait sans espoir ; mais il tremblait de la lutte qui allait s’engager entre elle et lui. Il se trouvait la puissance de l’énergie, —