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lement, il faut que les hommes vous aient donné le droit de les traiter avec une grande générosité de mépris ; il faut que vous ayez pris les sentiments dévoués en une bien horrible défiance, pour avoir été si impie envers mon amour !

« Hélas ! Madame, j’ignore tout de votre passé ; j’ignore tout de vous, excepté que je vous aime, et avec quel éperdûment ! Votre passé… Ah ! votre passé, je le sais, n’a que faire ici. Je ne dois ni ne veux l’invoquer. Mais vous ! vous, Madame, voulez-vous donc me le faire maudire ? et maudire dans la seule constatation qui en reste ! dans la personnification la plus chère pour vous, peut-être, votre fille, qui a cessé d’être la camarade aimée de mon enfance ; votre fille qui n’est plus Camille pour moi, mais votre enfant et celle d’un autre ; votre fille, que vous me ferez détester !

« Est-ce que ce que je vous écris là vous étonne, Madame ? J’ai dit que je laisserai là votre passé. Oh ! souvent, en l’imaginant, j’ai senti mon cœur éclater sous les étreintes de la jalousie, — d’une jalousie niaise, absurde, mais implacable ! Et cette jalousie, j’avais la force de la mettre au silence ; je la cachais, je la cadenassais, je l’étouffais au fond de mon être. Elle m’avait mordu, lacéré, déchiré, mais je lui fermais la gueule avec mes mains sanglantes ! mais je la foulais sous mes pieds saignants ! Qu’avais-je à vous reprocher ? Rien. Qu’avais-je à craindre ? Rien. Ah ! c’était vraiment une démence ! Vous doutiez-vous de ces furies ? Que de fois, mais surtout depuis quelques jours, en voyant mon front pâli et mes yeux cernés, vous m’avez dit, de ce ton de mère que je hais et que vous avez toujours avec moi : « Mon pauvre Allan, que vous vous faites de