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gion des souvenirs ! L’amour nous a abandonnés, désolés et vidés de ce qu’il n’arrache pas aux autres en les abandonnant comme nous. Mais ne saurais-tu pas, Yseult, être quelque chose de plus ou de moins que ce que tu m’as été autrefois ?… N’y a-t-il, entre l’homme et la femme, que les rapports d’amant à amante ? N’y a-t-il pas plus grand et plus beau ? Ne peux-tu devenir ma sœur par la pensée comme je suis ton frère par la souffrance ? Ne pouvons-nous pas nous retrouver dans ces immensités qui nous appartiennent : la réflexion et la douleur ? Quoi ! parce que le cœur a cessé de battre, parce que les organes ont défailli, parce que Dieu n’a pas voulu que l’amour durât autant que la vie d’un homme, on ne vivrait plus, passé l’amour ? Mais notre nature n’est-elle donc pas spirituelle ? L’intelligence n’a-t-elle pas de chastes embrassements ? Se lasse-t-elle, comme nos faibles bras, à retenir le but vers quoi elle aspirait quand une fois elle l’a atteint ? Ce n’est plus du bonheur, je le sais ; mais c’est un état plus triste, plus idéal et plus fier. Les hommes ne l’ont pas nommé parce qu’ils l’ignorent. C’est l’union de deux âmes éprouvées dans la compréhension de la vie. Ah ! j’ai lu quelque part, dans un grand poète, un mot digne de la foule impure : c’est que ceux qui s’étaient aimés ne pouvaient plus s’aimer quand l’amour avait fui, et que le sentiment qui avait partagé le ciel à deux pauvres créatures était toujours suivi de la haine, de l’oubli ou de la honte dans leurs âmes. Cela serait-il vrai, grand Dieu ? N’y a-t-il pas des femmes par le monde, des femmes plus fortes et plus vraies que les lâches courtisanes de cœur dont les chemins sont pavés et qui, braves seulement comme à l’Opéra, avec un masque partout ailleurs, quand elles veulent avoir la hardiesse de porter