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dans une autre, surtout quand ce sentiment ne se rongeait pas en silence mais exigeait, avec le despotisme de l’amour qui se croit offensé. Pour cet homme poétique, s’il en fut jamais, la jalousie n’avait plus de pittoresques colères. Les larmes que Camille répandait n’étaient plus que des pleurs absurdes, comme si tous les pleurs ne l’étaient pas ! Il ne prenait pas même l’intérêt d’une pitié animée et haletante au spectacle de cette magnifique jeunesse qui se flétrissait dans les larmes. Cette imagination de poète qui avait fait la conquête du monde, Romaine impitoyable et blasée, ne s’émeuvait guère à ces douleurs. Un pareil amour se ravalait aux tracasseries. Il la faisait mourir, et elle ne l’intéressait pas !

Cependant il l’aimait. Je vous jure qu’il l’aimait encore ! Il se serait volontiers dévoué pour elle. Il lui aurait sacrifié tout ce qu’il aurait eu de plus cher, si ce n’avait pas été elle-même. Mais il l’aimait comme nous aimons tous, avec les conditions de son organisation et de sa pensée. Il ne pouvait pas, tout en l’aimant, ne pas la juger, et comme pour les hommes semblables à Allan, qui mâtent la réalité avec les conceptions de leur esprit, toutes les femmes pâlissent dans des comparaisons solitaires que font incessamment ces trop ambitieuses intelligences, il la trouvait inférieure à ce qu’il avait imaginé. On fut jeune, on fut ivre, mais tôt ou tard, les habitudes de l’esprit reprennent leur empire. Il est même douteux qu’elles le perdent entièrement. D’un autre côté, peut-être n’y a-t-il que deux êtres vulgaires qui puissent s’aimer longtemps ? Peut-être la supériorité, de quelque genre qu’elle puisse être, est-elle un hermaphrodisme impuissant à donner comme à recevoir de l’amour. Les aigles s’accouplent, et voilà pourquoi on n’au-