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Est-ce qu’on s’abuse, même en pressentant ? Tu te rappelles que je pliais sous la vie ? que je désirais mourir pour toi ? que j’invoquais le sacrifice ? Eh bien ! depuis cette caresse inconnue je ne demande plus de sacrifice. T’aimé-je moins ? Ah ! mon Allan, quand je mets la main sur mon cœur, je sens que je t’aime davantage. Je sens que je mourrais encore pour toi avec joie ; mais j’aurais plus de regret à mourir.

« C’est qu’il y a toute une vie nouvelle dont nous n’avons pas vécu, ô mon tendre ami ! Le bonheur est comme un astre qui ne se lève pas d’un trait dans notre âme. C’est son premier rayon qu’on prend pour lui tout entier !

« S’il en était autrement, mon Allan, qu’est-ce qui pourrait résister ?… La nature humaine serait vaincue. On mourrait comme frappé de la foudre, ou peut-être deviendrait-on insensé. Sans cela même, hélas ! suis-je bien sûre que la démence ne suive pas l’impression de ce bonheur sans pareil. Est-ce que je n’ai pas été folle, cette nuit ?… Ce matin, ma tête brûle encore. Mon œil est trouble, et des frissons me passent sur le cou et dans les épaules comme si j’étais auprès de toi !

« Mais, du moins, je ne me crispe plus pour me cacher. Je ne crains pas de soupirer tout haut, de t’appeler mon Allan, de me croire toujours à tes côtés. Ah ! lorsque ma mère est tantôt revenue, qu’il a fallu reprendre la vie accoutumée, toute émue de cette phase nouvelle de notre amour qui venait de commencer ; quand il a fallu se taire, s’étouffer, se dévorer de frémissements, j’ai tremblé de ne pas en avoir la force. J’ai cru que mon cœur allait se briser. Involontairement je le pressais de mes deux mains dans l’obscurité, et tout le soir, ami, crois-tu que j’aie réussi à