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scellé aux lèvres de madame Scudemor et aux siennes, à lui ?… et, moitié par respect pour Yseult, moitié par complaisance pour sa passion qu’il sentait déjà grande, il essaya de l’abuser : « Tu as raison, Camille, — lui répondait-il, — aimons-nous toujours davantage ! Aimons-nous et soyons heureux. Ah ! s’il ne te faut pour être heureuse que l’adoration de ton frère, comme tu le seras désormais ! Ta lettre a redoublé pour moi l’affection que je te portais. Ô ma chérie ! comme ton âme est vaste ! Je veux la remplir toute entière ; si profonde qu’elle soit, je la comblerai avec mon amour.

« Pardonne-moi ce mot qui t’a fait un mal inutile, mon enfant bien chère ! Le mot incompréhensible pour toi, qu’il le soit toujours ! Tu as deviné juste en croyant qu’il ne m’isolait pas de toi par un regret. Pourquoi me repentirais-je de t’aimer ? Mais, comme tu me l’as dit toi-même, il y a des différences dans la manière d’être heureux, et si à t’aimer je me sens ton égal, ô Camille ! en bonheur, mon âme vaut moins que la tienne. Je n’ai pas ton immense capacité d’être heureux. Toujours je me suis défié de la vie. Toujours je lui ai trouvé l’air perfide, alors qu’elle me souriait davantage. Superstition dont ma raison rit, mais qui s’en venge ! J’ai toujours cru que le jour de ma naissance, — t’ai-je dit que je suis venu au monde un jour d’hiver sombre et glacé, le jour de soupirs et de larmes que les Morts dont il porte le nom ont marqué d’une prophétique poussière ? — oui, j’ai toujours cru que ce jour répandrait une funeste influence sur ma vie et sur ma pensée. Te rappelles-tu, ma sœur, que, dans notre enfance, je t’ai bien souvent affligée de mes tristesses ? Te rappelles-tu que je t’ai souvent repoussée pour être seul ? Tu ne