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surhumaine. Oppresse-le, il n’étouffera pas ! Ô Allan ! encore ! encore ! Du bonheur, ami, ou mourir !

« Je t’écris, Allan, et je pleure… Ma mère est couchée. J’ai tant souffert, ces jours derniers, que l’idée m’est venue de t’écrire ce soir. J’ai tant souffert… Ah ! il faut bien se servir de ce mot, puisque nous n’en avons pas un autre, mais ce mot t’exprimera-t-il bien ce que j’ai souffert, ô mon ami ? Non, ce n’était pas d’une douleur, c’était seulement de n’être pas heureuse ; — mais n’est-ce pas là toute la douleur de la vie ? N’être pas heureuse et avoir une âme, un cœur qui bat, une pensée qui s’élance, et n’être pas heureuse ! ô angoisse ! Ah ! prends pitié de cela en moi. Tu dois en souffrir plus courageusement qu’une faible femme. Allan, je te demande de la pitié ! La pitié, c’est de l’amour encore. Ne dis plus que nous nous aimons trop. Mais, si tu m’aimais trop, voudrais-je que tu m’aimasses davantage ? Hélas ! pourrais-je jamais anéantir cet indomptable instinct qui me dévore, ô mon tendre ami ?

« Nous nous aimons trop… Comme tu as dit cela, Allan ! Comme ta voix était solennelle ! Comme tu étais pâle ! Comme tu ressemblais à cet Ange que nous vîmes ensemble à Florence, et qui sonnait la trompette du Jugement dernier ! Comme j’ai retenu l’accent avec lequel tu parlais ! Le mot dit par toi me poursuit. J’y pense sans cesse. Mais il m’afflige sans m’épouvanter, car il ne contient pas un regret de toi. Tu nous unifiais dans ce « nous nous aimons trop » incompréhensible. Quoi qu’il prophétise et quoi qu’il arrive, ce qu’il cache nous atteindra tous les deux. Aimons-nous donc sans crainte, ami. Qui nous empêcherait de nous aimer ? Si étroitement que nous nous serrions l’un contre l’autre, qui pourrait un jour nous séparer ? Sais-tu,