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oubliée. D’ailleurs, elle était si changée que ceux qui l’avaient entrevue autrefois ne l’eussent probablement pas reconnue, si à l’avance ils n’avaient su que c’était elle. Son absence, ses voyages, la dispersion dans de lointains climats de tous ces dons de beauté, de tout cet éclat de jeunesse qu’on lui avait connus et qu’elle semblait y avoir laissés ; cette enfant qu’elle appelait sa fille et dont on n’avait pas, dans le pays, su la naissance ; cet adolescent qui l’accompagnait et à qui elle ne donnait que le nom écossais d’Allan ; tout cela l’entourait d’on ne savait quel mystère difficile à percer, car sa réserve pleine de noblesse, mais froide, ne permettait jamais à l’observation la plus attentive de pénétrer dans sa pensée et d’en surprendre les secrets.

C’était une femme d’un charme étrange et silencieux. Le monde, auquel elle imposait, — même sans le vouloir, — la disait distinguée et mettait généreusement sous ce mot, banal maintenant, de distinction, le respect d’un esprit qu’elle ne lui montrait pas. Si elle en avait, en effet, elle ne s’en servait point. Elle était aussi désintéressée de cet esprit qu’on lui attribuait que de la vie, et elle n’en faisait pas une arme contre la sienne, qui lui avait été peut-être cruelle… Quoi qu’elle eût encore assez de cette beauté qui suffit aux femmes pour tenir à la vie, elle avait le calme indifférent, qui ne se vante ni ne se plaint, d’un être détaché de tout. Elle en avait le naturel et la simplicité. Probablement à cause de son extrême froideur, les femmes ne l’aimaient pas, quoiqu’elle ne jalousât en rien des succès de vanité auxquels elle ne prétendait plus. On lui supposait des opinions très hardies. Avez-vous remarqué que le monde suppose toujours des opinions