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de l’amour partagé je pourrais oublier cet amour qui m’a vieilli avant l’heure ?… Est-ce qu’il ne m’apparaîtrait pas comme un spectre ricaneur jusque dans les bras de Camille ?… Est-ce que je suis digne de cette enfant pure, virginale, passionnée et à son premier amour, moi qui ai usé mon cœur dans une passion inutile, — et pour sa mère ! et à laquelle je ne pense plus qu’en rougissant depuis que la raison m’est revenue… Pourquoi cette passion n’a-t-elle pas tari les sources d’amour qui sont en moi ? Je ne suis pas encore comme cette funeste Yseult ! Je le sens, puisque j’aime sa fille. Sa fille ! Ah ! cette idée est désolante ! Pourquoi Yseult est-elle sa mère ? Ou pourquoi ai-je aimé Yseult ?… » Et il allait, se heurtant à ces deux questions redoutables qui se le renvoyaient tout rebondissant contre elles deux !

C’était, en effet, une situation effrayante que celle d’Allan de Cynthry. Aujourd’hui seulement il l’entrevoyait, et il ne pouvait se défendre d’une terreur secrète. Le voile de l’avenir se déchirait dans l’esprit de ce jeune homme, et, quoiqu’il fît obscur derrière, il distinguait à travers les ténèbres des pressentiments quelque grand malheur inévitable. La vie douce et reposante dont il jouissait depuis deux mois était finie, et il recommençait de descendre dans un cercle nouveau de l’Enfer des passions et des larmes. Dominé par les plus noires pensées, il déchirait sans avoir conscience de ce qu’il faisait les longues soies du cou de son chien, qui ne bougeait pas, mais livrait tendrement sa tête aux caprices brutaux de son maître, en exhalant seulement un petit gémissement plaintif.

Infortunée Camille ! et il se prenait aussi de pitié pour la jeune fille ignorante ; mais sa pitié avait un autre carac-