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tous les objets dans une couleur blanchâtre. L’œil se perdait, découragé, sur les longs plis de ces steppes humides et dont l’eau luisait comme une glace, rayée, de temps en temps, par le raz du vol des sarcelles. Mais Allan semblait avoir oublié son projet de chasse. Il s’était assis dans la barquette, absorbé dans ses pensées, son fusil à côté de lui. Un vent du Nord lui flagellait la figure, et il caressait d’une main distraite la tête de son chien, aux longues soies noires, posée familièrement sur son genou. Du côté de la Douve, perdu dans le lointain, le butor, cet énorme faucon des marais, déchirait par interruptions le pesant silence de son cri rauque. Cette corbeille blanche et bleue que formait le château des Saules, avec son toit d’ardoises et ses guirlandes de roses mignardes sculptées dans ses murs, ternis par les pluies, grelottait dans son bouquet d’arbres verts, plus sombres encore qu’à l’ordinaire, à travers le taillis dépouillé.

« Elle m’aime, et moi je l’aime aussi ! — se disait-il. — Qu’allons-nous devenir ? Je ne le sais que de tout à l’heure. Sans cela j’aurais fui, et il n’est plus temps ! Elle m’aime. Oh ! pourquoi, moi qui ai voulu de l’amour dès mes plus jeunes années, moi qui en ai tant donné en pure perte, pourquoi cette idée d’être aimé ne me comble-t-elle pas de joie et ne me ferme-t-elle pas les yeux sur l’avenir ? Pourquoi ne pas me venger de ce passé qui m’a torturé, en me lançant bravement à cet amour que j’ai rêvé comme la plus belle chose de la vie ? Ah ! voilà le moment, voilà enfin le moment d’être heureux, Allan ! Voilà l’instant venu de réaliser tous tes rêves. Mes rêves ! Est-ce que mon amour pour Yseult en a laissé un seul debout ?… Est-ce que je puis être heureux, maintenant ? Est-ce qu’au sein