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gauche entre ses lèvres devenues sérieuses, et le regard oblique et sombre… Il y avait, à côté des joies fraîches et vives de l’enfance, quelque chose de profond qui étonnait dans cette petite de quatorze ans. Camille, comme on le voit, était à cet âge où les jeunes filles ont le moins de charme et où elles cachent traîtreusement, sous les signes d’une puberté incertaine et la maigreur des contours, ce fléau de beauté qui doit plus tard frapper les cœurs. Ne dirait-on pas que cet âge sans grâce est une première ruse involontaire de ces êtres, plus tard si sournoisement et si volontairement rusés ? On ne se défie de rien, et tout à l’heure la terrible beauté va jaillir ! Cette beauté, on la pressentait dans Camille. On la pressentait à l’ovale de son visage et à de grands yeux noirs, beaux et brillants comme le matin d’un jour d’orage. Ils étaient rapprochés d’un nez qui eût été d’une pureté grecque, sans l’ouverture palpitante des narines, trait saillant et inquiétant d’un visage idéal sans ce trait. Les cheveux de Camille étaient de ce roux adoré aujourd’hui, mais qui, dans ce temps-là, faisait le désespoir des mères. Pour les lui brunir, la sienne les lui passait au peigne de plomb et les lui faisait porter coupés très courts et sans boucles, comme ceux d’un garçon. Garçon, c’était elle qui semblait l’être quand on la regardait auprès d’Allan, et c’était Allan qui, sous ses habits de garçon, à force de beauté, semblait la jeune fille. Lorsque le jeu ne l’animait plus, cette garçonnette, et que, par hasard, elle était assise dans le salon aux côtés de sa mère, on ne pouvait pas reconnaître la fougueuse enfant du jardin dans cette autre enfant silencieuse qui soutenait languissamment, dans des mains pleines de morbidesse, cette folle tête rousse devenue tout à coup si pensive.