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n’eût pas un regret, et pourtant c’était la vérité. Elle n’avait pas l’ombre d’un regret. Ce n’était pas pour cette femme que le passé était comme pour nous, âmes aux infirmités communes, un doux spectre à haleine de rose qui vient tirer les rideaux de nos lits pendant nos nuits insomnieuses, — le squelette de l’être chéri, échappé du cercueil, qui revient baiser avec les lèvres qu’il n’a plus les lèvres que nous avons encore, et qui a conservé quelque chose de chaud là où fut la bouche.

Mais, bien plus que la connaissance de l’âme de madame de Scudemor, un fait dominateur, indomptable, et qui contient la plus grande des douleurs humaines, absorbait les germes empoisonnés de la jalousie d’Allan en un désespoir autrement amer que celui dans lequel la jalousie avait pu le jeter. Il n’était pas aimé et il aimait ! On ne lui préférait personne. S’il y avait eu une préférence pour un autre dans ce cœur qui ne lui appartenait pas, ah ! du moins, il y aurait eu possibilité d’être aimé aussi, il y aurait eu possibilité de vengeance ! Mais ces misérables dédommagements n’existaient pas. Il n’était point aimé et il aimait ! C’était bien simple, mais y a-t-il un malheur plus achevé que celui-là ? Les moralistes et les poètes n’ont pas assez montré quels secrets irrévélés de tortures un fait pareil — ne pas être aimé — enferme dans le cœur de l’homme qui aime. Tout pâlit, s’efface, et devient presque doux devant ce fait suprême dont l’analyse serait un livre gorgonien pour les âmes confiantes et heureuses. Ah ! aimer qui n’a jamais attendri son regard en vous regardant, qui vous a compté, — qui ne vous a pas même compté parmi les indifférents qui entrent et qui sortent, n’est-ce pas une brutalité d’involontaire devant