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main quand ils se rencontrent et écrivent « à toi » au bas de leurs lettres, mais que se disent-ils pendant toute leur vie ? Ils s’entretiennent de leurs intérêts mutuels, et jamais de leur sentiment. Ce sont des confidences qui se croisent, quand elles n’empiètent pas les unes sur les autres. Mais tout beau sentiment est exclusif, et quelle âme fut jamais assez petite ou assez grande pour vivre seulement d’amitié ?

Lorsque j’avais été heureuse, je ne me soulageais pas de mon bonheur en l’épanchant dans le sein d’une amie. Je le contenais bien dans mon cœur. Il était assez vaste pour cela. Lorsque le malheur m’atteignit, je ne jetai mes larmes à la tête de personne. L’égoïsme qui veut intéresser par ses souffrances et qui jouit de l’intérêt qu’il inspire, je ne l’avais plus. Qu’aurai-je trouvé autour de moi ? De la curiosité qui interroge, en mettant l’ongle dans la blessure ; ou la plainte qui n’est qu’une flatterie et l’ennui qui passe à travers. D’ailleurs, je vous l’ai dit, Allan, j’aurais vu la consolation dans l’amitié, que j’avais perdu l’instinct des appuis.

Quant à l’affection maternelle, mon dernier amour l’avait emportée après l’avoir flétrie. Je n’ai jamais beaucoup aimé Camille. Si vous avez souffert de quelques caresses faites à cette enfant, vous savez maintenant pourquoi je les fis, ces caresses que le cœur ne réchauffait plus. Lorsque j’aurais pu aimer Camille, je n’aimais qu’Octave, et cette enfant qui venait perpétuellement se poser entre nous deux m’avait infligé de trop grands supplices !… Si je vous ai dit qu’un jour l’idée de Camille m’avait empêchée de me tuer, c’était même peut-être parce que je ne l’aimais pas. On se reproche de ne pas aimer, et l’on devient gé-