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leur fût diminuée pour reprendre sa nonchalante promenade. Lorsque le soir venait, elle ne s’en allait pas. Une voix qui devait être obéie ne lui disait pas de rentrer parce que la rosée était trop froide après une journée si chaude. On ne lui jetait pas un tissu de laine sur les épaules à l’heure où la fraîcheur peut être mortelle… Brebis à qui Dieu mesurait le vent, oiseau qui ne croyait ni à la Providence ni à ses ailes et que l’air roulait sans qu’il résistât, enfant trop abandonnée pour se confier, car la confiance c’est de la volonté abdiquée. Qui se confie sait qu’il se confie, et elle ne le savait pas. Elle s’ébattait sous le ciel sans se soucier du nuage qui menace, de la nuit qui vient, du froid qui se fait. Elle respirait à l’aise, en dehors de son éducation d’enfant riche. Comme les filles des pauvres riverains de ces marais, il ne lui manquait que les pieds nus.

Mais était-ce la cause à laquelle elle devait une liberté inaccoutumée qui l’empêchait d’en jouir avec dilatation ? L’inquiétude, vague sans doute, comme elle l’est toujours dans un enfant, avait-elle mis son point noir dans cet horizon limpide ?… Cette feuille de sinistre présage, secouée de l’arbre de la Mort, était-elle tombée sur le lac aux reflets de ciel, et en avait-elle fait fléchir l’onde dans un pli bientôt effacé ? Ou cette vie lui était-elle si nouvelle et si douce, dans sa solitude et dans sa négligence, qu’elle n’avait plus besoin d’en jouir vite comme d’un bien qui fond aux mains dans un clin d’œil, qu’elle ne s’y élançait plus comme à une récréation qui va finir, mais qu’elle se faisait lente à en savourer les délices et qu’elle s’y consumait peu à peu ?… Toujours est-il qu’on ne la voyait plus bondissante comme naguère, avec cette énergie d’une