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coudé, la joue dans sa main, sur le bord de la table, écoutant sans horripilation, mais sans goût, toutes ces horreurs, débitées par des endurcis, et sur lesquelles il était blasé et bronzé… Il en avait tant entendu toute sa vie dans les milieux qu’il avait traversés ! Les milieux, pour l’homme, c’est presque une destinée. Au Moyen Âge, le chevalier de Mesnilgrand aurait été un croisé brûlant de foi. Au xixe siècle, c’était un soldat de Bonaparte, à qui son incrédule de père n’avait jamais parlé de Dieu, et qui, particulièrement en Espagne, avait vécu dans les rangs d’une armée qui se permettait tout, et qui commettait autant de sacrilèges qu’à la prise de Rome les soldats du connétable de Bourbon. Heureusement, les milieux ne sont absolument une fatalité que pour les âmes et les génies vulgaires. Pour les personnalités vraiment fortes, il y a quelque chose, ne fût-ce qu’un atome, qui échappe au milieu et résiste à son action toute-puissante. Cet atome dormait invincible dans Mesnilgrand. Ce jour-là, il n’aurait rien dit ; il aurait laissé passer avec l’indifférence du bronze ce torrent de fange impie qui roulait devant lui en bouillonnant, comme un bitume de l’enfer ; mais, interpellé par Rançonnet :

— Que veux-tu que je te dise ? — fit-il, avec une lassitude qui touchait à la mélancolie. — M. Re-