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tempe le dur coin qui est l’oreiller de ceux qui voyagent. Je ne sais si mon compagnon s’endormit dans son angle de coupé ; mais moi, je restai éveillé dans le mien. J’étais si blasé sur la route que nous faisions là et que j’avais tant de fois faite, que je prenais à peine garde aux objets extérieurs, qui disparaissaient dans le mouvement de la voiture, et qui semblaient courir dans la nuit, en sens opposé à celui dans lequel nous courions. Nous traversâmes plusieurs petites villes, semées, çà et là, sur cette longue route que les postillons appelaient encore : un fier « ruban de queue », en souvenir de la leur, pourtant coupée depuis longtemps. La nuit devint noire comme un four éteint, — et, dans cette obscurité, ces villes inconnues par lesquelles nous passions avaient d’étranges physionomies et donnaient l’illusion que nous étions au bout du monde… Ces sortes de sensations que je note ici, comme le souvenir des impressions dernières d’un état de choses disparu, n’existent plus et ne reviendront jamais pour personne. À présent, les chemins de fer, avec leurs gares à l’entrée des villes, ne permettent plus au voyageur d’embrasser, en un rapide coup d’œil, le panorama fuyant de leurs rues, au galop des chevaux d’une diligence qui va, tout à l’heure, relayer pour repartir. Dans la plupart de ces petites villes que nous traver-